Mai 68 : les tables du Quartier latin

Alors que fleurissent les articles commémorant Mai 68, notre chroniqueur gastronomique Jean-Claude Ribaut a choisi d’en tirer un bilan inattendu, en se demandant ce que le soulèvement de mai a changé dans les cuisines et dans les casseroles. Et en nous proposant un guide des meilleures tables de l’époque et des lieux qu’il fallait fréquenter selon qu’on était leader syndical, intellectuel en lutte, étudiant en grève… ou ministre.

Depuis la terrasse du Pactole, au 44 boulevard Saint Germain à Paris, où il observe à l’horizon la foule et la fumée du combat, le 29 mai 1968, Roland Neidhart, un habitué de la maison, se souvient : « Après les pieds de mouton sauce poulette, je venais d’attaquer le poulet Père Lathuile ; tout à coup apparaissent les camions qui conduisaient les « Renault » à la Bastille pour la manif.» Georges Séguy, alors secrétaire général de la C.G.T., avait, lui , pour habitude de déjeuner d’un solide cassoulet chez A Sousseyrac, rue Faidherbe, avant de rejoindre le cortège en voiture avec chauffeur. Pour beaucoup encore, les souvenirs de cet étrange moi de mai, ne sont pas dissociables des tables qu’ils fréquentaient parfois aux cotés des «enragés» et des «katangais.» Le Pactole, ouvert en 1967 était, avec le Pot-au-Feu (1965) de Michel Guérard à Asnières et l’Archestrate (1968) d’Alain Senderens, rue de l’Exposition (7è), les points de repère de ce qu’une poignée d’initiés n’appelaient pas encore la Nouvelle cuisine.

Quels étaient les restaurants ouverts dans le Ve et VIe arrondissement à Paris en Mai 68 ? On pouvait voir sortir en riant avec ses amis, Hara Kiri à la main, le bon Président Pleven de la Brasserie Lipp, sur le boulevard St Germain. Georges Pompidou préférait Calvet, étoilé Michelin. Par principe le Lipp ne ferme jamais. Ici la marmite auvergnate flotte par tous les temps, et, aux huîtres d’hiver, succède la succulente asperge de mai. Le céleri rémoulade n’a pas de saison. On y dînait d’une palette aux pois cassés avec un rosé de Marsannay. Allard, 41, rue St André des Arts, où Fernande tenait ferme les rênes malgré le vacarme ambiant des tables d’Américains, offrait les consolations : le turbot au beurre blanc, le navarin d’agneau, le canard aux olives, le pintadeau aux lentilles. La pérennité pour une somme modique. On vous recommandait comme vin, un latricière chambertin 1965.

A chaque camp son adresse

A La Tour d’Argent, en première ligne du front, on priait Sainte-Geneviève, en sacrifiant quelques canards propitiatoires. René, boulevard Saint Germain, guettait le chaland, avec l’increvable bœuf bourguignon et son « coup de torchon », l’alcool mystère de la maison. Au Pactole, près de la Mutualité, où Jacques Manière venait de s’installer (fabuleux menu à 50 F.), on attendait la suite des évènements, un verre de Chouilly de chez Legras, à la main. Entre deux barricades, la jeunesse des beaux quartiers, allait au Poly Magoo, rue Saint Jacques, avant de rejoindre la Sorbonne. Chez Moissonnier l’on s’en mettait carrément plein la lampe avec les saladiers lyonnais, accompagnés d’un arbois, rouge bien sûr. De quoi amadouer, le cas échéant, les Sans-culottes de passage. Maître Paul,12, rue Monsieur le Prince, au coeur du choc lacrymogène, défendait encore la cuisine à la crème et au vin jaune. Polidor (au 41), qui avait accueilli Jules Vallès, consolait les sinistrés de la rue Gay-Lussac, par sa légendaire bienveillance et ses additions modestes. Vagenende faisait le même office pour les bourgeois du noble Faubourg.

Au Sauvignon, 80, rue des Saints-Pères, l’ami Vergnes, réfugié en ces temps incertains à la cave qu’il ne quittait que le soir après avoir rincé les bouteilles, offrait beaujolais, saint-émilion, un excellent quincy, accompagnés des friandises du père Poilâne, venu en chaussons et en voisin, hilare. La délicieuse Mme Vergnes veillait au grain et à la caisse : « Tout es pagat (payé), cher ami. » Aux Charpentiers,10, rue Mabillon, les amis de Charles Maurras, circonspects, comptaient les derniers jours de la Gueuse, en face d’un délicat pied de porc Sainte-Ménehould arrosé d’un château magence, graves, 1958.

Les sympathisants tièdes, les artistes véritables, les attentistes blasés, les persifleurs comme le bon Topor, humoriste de son état, Marguerite Duras même, fréquentaient l’inénarrable Petit Saint-Benoit, le temple du rond de serviette et du hachis Parmentier avec pot de beaujolais. D’autres sceptiques, dont ces ombres de la nuit qui peuplaient à la brune le Tabac des Sports au carrefour Croix-Rouge, et les séminaristes de Saint Sulpice, se délectaient des plats canaille de Chez Raffy rue du Dragon : un lieu solennel, haut en couleur, avec un étage calme et oecuménique. Plus obscur, rue Guénégaud, c’était Chez Raton, une sorte de concierge débonnaire reconvertie aux rognons exquis de veau. Vrai public, jeune plus que révolté, venant de la Grande Masse des Beaux Arts qui était au bout de la rue : glapissements garantis et gros rouge au pichet, après la harangue quotidienne de Roland Castro. Le noyau dur de cette insurrection était l’Ecole des Beaux-Arts, quai Malaquais, charmant asile de paix en temps ordinaires avec son cloître toscan, son jet d’eau, son arbre de Judée en fleurs. Dans les ruches noires des ateliers, nos artistes travaillent nuit et jour, à sérigraphier les affiches destinées à galvaniser le peuple ouvrier des usines boulonnaises. Un groupe sabbatique étrange s’était enclôt dans cet espace inexpugnable, c’étaient les Gazolines, en compagnie de leurs libres Ménades. Mais, s’il faut bien que la chair exulte, il convient que les ventres se remplissent. Au coin de la rue Visconti, Le Vieux Casque était le domaine des égéries et autres vestales. Cuisine fine en sous-sol, si vous aviez l’heur de plaire aux patronnes, rouges militantes. Rue Mazarine, un discret restaurant russe, Chez Georges régalait les décabristes et autres mencheviks attardés avec une vodka quelque peu onéreuse ; boeuf strogonoff, excellent, pour suivre. La Mecque enfin, le célèbre Restaurant des Beaux-Arts (Poussinot) accueillait, pour une cuisine fluctuante mais non sans charme et généreuse, rapins et rapines, barbouilleurs de tous poils, futurs architectes, et le sculpteur César, tonitruant. Belle cave (bourgognes de vieille garde), négligée par une clientèle peu argentée qui se contentait du menu.

Que s’est-il réellement passé en mai 68 dans le monde des casseroles ? Les auteurs de 68 Une histoire collective (La Découverte.2008) rappellent que, bien après mai, un groupe maoïste de la Gauche prolétarienne avait fait une razzia chez Fauchon et distribué les produits de luxe dans les foyers d’immigrés en banlieue. A l’évocation de cette position radicale, l’historien Pascal Ory oppose les effets de « l’hédonisme proclamé de la génération soixante huitarde » qui avait d’abord condamné la grande bouffe comme « symbole du déséquilibre antinaturel de la société de consommation » , avant de célébrer le repli individualiste au cours de la décennie suivante, dont, selon lui, Le Ventre des Philosophes de Michel Onfray et L’homme aux pâtes de Michel Field, parus en 1989, sont un héritage direct.

Ce n’est pas la révolution, mais ça y ressemble…

Les cuisiniers ont une vision différente et contrastée de cette époque. Pour Gérard Cagna, arpète chez Lucas Carton : « C’était la fin des sauces liées à la farine, des goûts masqués de la cuisine d’après-guerre ; la mutation fut brutale ; ce n’est pas la révolution, mais ça y ressemble. » Selon Michel Guérard la rupture avait commencé à Marly le Roi chez André Guillot (Le Vieux Marly) depuis 1952, et à Bougival, au Camélia du bon Jean Delaveyne dès 1957. « Pour rompre avec la codification trop rigoureuse d’Escoffier, il fallait tuer le père, dit encore Michel Guérard. » C’est Henri Gault et Christian Millau, journalistes à Paris-Presse l’Intransigeant, qui se chargeront de la besogne. Ensemble ils publieront d’abord un magazine (1969) et, trois ans plus tard en 1972, un guide gastronomique, promis à un énorme succès. Gérard Allemandou (La Cagouille), rue Daguerre à la fin des années 1970, souligne le rôle majeur de Michel Guérard « qui fait plier les techniques ou en invente de nouvelles pour garantir la qualité des produits.» Olympe en 1973, rue du Montparnasse, jeune cuisinière corse, simplifie les recettes de la cuisine bourgeoise, tandis que Paul Minchelli, fondateur avec son frère Jean de Le Duc en 1966, initie les parisiens au poisson cru. La nouvelle cuisine, pourtant, ne fait pas l’unanimité chez les sympathisants de Mai 68. Le docteur Claude Olievenstein, le « psy des toxicos », peu suspect de sympathies bourgeoises, écrit quelques années plus tard : « La Nouvelle Cuisine […] prétend offrir une cuisine « aérienne et aérée », mais dans les établissements qui s’en réclament, on ne m’a bien souvent servi, en quantité mesquine, que des mets balourds, insipides, prétentieux…» En 1968, une génération de jeunes cuisiniers s’est appropriée la dimension hédoniste et libertaire de « Mai ». Beaucoup ont passé la main. Une nouvelle génération a revendiqué ensuite le droit d’inventaire. Des temps les plus reculés à nos jours, l’histoire de la cuisine, comme l’affirme l’historien Antony Rowley à la suite de Jean-François Revel, semble bien une querelle permanente des Anciens et des Modernes.

Jean-Claude Ribaut

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