Les archives de La Revue : déjeuner avec Bernard Arnault

Seul un homme sur terre est plus riche que lui. Discret mais affable, le patron de LVMH a quand même fini par accepter de se livrer à quelques confidences. – Ce déjeuner avec a été publié dans le numéro 85 de La Revue, septembre-octobre 2019-.

Par Harriet Agnew

Bernard Arnault est un homme occupé. Cela fait dix-huit mois que je sollicite ce déjeuner avec lui et, m’a-t-on expliqué, ses repas professionnels sont en général organisés dans la salle à manger privée du siège de la société LVMH et durent rarement plus d’une demi-heure. La patience a pourtant payé, et c’est au restaurant Le Frank de la Fondation Louis Vuitton, sa fondation, que nous avons finalement rendez-vous. Construit à l’ouest de Paris et dessiné par l’architecte Frank Gehry, le bâtiment en dit long sur ce qu’est aujourd’hui la famille Arnault, sorte de version moderne des Médicis.

Assise à une table discrète, je me remémore ce qu’on m’a dit à propos du patriarche de cette puissante lignée. Il est aujourd’hui la deuxième fortune mondiale dépassant Bill Gates, le cofondateur de Microsoft Bill, mais restant derrière un autre Américain : le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. Bernard Arnault devient le premier Français de l’histoire à atteindre une fortune estimée à 100,4 milliards de dollars. Un pactole bâti sur l’univers du luxe, ce qui vaut au milliardaire français le surnom de « loup en manteau de cachemire ».

C’est à ce moment que Bernard Arnault entre dans le restaurant, qu’il traverse discrètement. Il me salue d’une voix douce, fixant sur moi son regard d’un bleu intense. Costume Christian Dior – bien sûr ! – et un physique affûté sur les courts de tennis. Il se plaît à raconter qu’il a joué un set contre Roger Federer, l’an dernier : « Il a gagné 6-0, s’amuse-t-il, mais j’ai quand même marqué un point. Mon objectif cette année, c’est de gagner deux points. »

Nous ouvrons le menu, qui propose une cuisine française assez classique, avec une touche méditerranéenne. « Tout est bon ici », m’assure Bernard Arnault (en même temps, c’est son restaurant…), qui me conseille le velouté de petit pois et le tartare de saumon. Il en commande un aussi, suivi d’un filet de bar et accompagné de deux verres de chablis. Le vin est rapidement servi, mon hôte porte un toast et en boit une gorgée. Il ne touchera plus à son verre de tout le repas.

Le repas étant commandé, je passe aux choses sérieuses : comment cet homme de 70 ans a-t-il bâti, en quatre décennies, le géant mondial du luxe ? Un groupe dont le chiffre d’affaires a atteint 46,8 milliards de dollars en 2018 et qui possède un incroyable portefeuille de marques mondialement célèbres : Louis Vuitton, Dior, Givenchy, Veuve Cliquot, Dom Pérignon… Il sourit : « J’ai toujours aimé être numéro un. Je n’ai pas réussi à l’être dans le piano, dans le tennis non plus… Quant à mon groupe, il est certes numéro un, mais nous sommes encore petits. Nous pouvons aller plus loin, ce n’est que le début. »

Bernard Arnault n’a pas débuté dans le luxe mais dans l’immobilier. Né à Roubaix, il a fait ses études à l’École polytechnique puis, en 1971, a rejoint le groupe familial, spécialisé dans la construction. C’est à la même époque, me raconte-t-il, qu’il a compris, lors d’un voyage aux États-Unis, dans quelle direction il devait aller. « C’était à New York. J’ai discuté avec un chauffeur de taxi, nous parlions de la France. Il était incapable de dire qui y était président, par contre il connaissait Dior. » En 1984, l’occasion lui est donnée d’opérer la transition. Il convainc les autorités françaises de le laisser prendre le contrôle – pour 1 franc symbolique – d’une firme textile au bord de la faillite, Boussac. L’entreprise est exsangue mais possède une pépite : la marque Christian Dior. En cinq ans, Arnault se débarrasse de l’essentiel des actifs de Boussac, pour ne conserver que la célèbre griffe.

« Dès cette époque, se souvient-il, j’ai dit à mes équipes que nous étions là pour bâtir le premier groupe mondial du luxe. C’était très ambitieux, mais je crois que ça les a galvanisés. » L’idée était de mettre en place une structure au sein de laquelle les marques bénéficieraient d’une totale liberté créative, tout en pouvant s’appuyer sur la puissance financière d’un grand groupe. En 1989, la prise de contrôle de LVMH constitue un pas décisif. Patiemment, l’homme d’affaires a racheté suffisamment de parts pour devenir majoritaire au capital du groupe, créé par la fusion de Louis Vuitton et du producteur de champagne et de cognac Moët Hennessy. L’étape suivante consiste à se débarrasser du président en poste, Henry Racamier, descendant des fondateurs du groupe. Arnault appliquera d’ailleurs la même méthode lors des rachats de Givenchy ou de Château d’Yquem, ce qui lui vaut, lui fais-je remarquer, une réputation de prédateur. « Je ne sais pas », se contente-t-il de répondre d’un air nonchalant (il est pourtant évident qu’il sait très bien ce qu’on dit de lui). « Je ne m’attends pas à ce que mes concurrents disent du bien de moi, c’est assez normal. »

L’une des seules acquisitions devant lesquelles il a fini par reculer, comme je le lui fais alors remarquer, c’est celle de mon employeur : le Financial Times. Il admet volontiers avoir étudié le dossier en 2015, mais avoir renoncé parce que le prix demandé était « trop élevé ». « Si j’avais acheté le journal, nous n’aurions pas pu organiser ce déjeuner », s’amuse-t-il pour clore le sujet.

Parmi les grandes réussites stratégiques de LVMH, on cite souvent la Chine : le groupe a été l’un des premiers à s’y implanter, en 1992. À l’époque, le pays était en pleine ouverture à la suite des réformes de Deng Xiaoping, et Louis Vuitton a ouvert sa première boutique à Pékin, au sous-sol du Palace Hotel. Mon hôte se souvient qu’il n’y avait pas d’eau chaude dans les chambres de l’établissement et que son hall était encombré de vélos. Mais, ajoute-t-il alors que le serveur débarrasse nos entrées, « nous étions les premiers, nous savions qu’à terme il y aurait un marché ». Le pari s’est révélé gagnant, même si depuis quelques mois la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis crée quelques turbulences. Bernard Arnault se dit toutefois optimiste et estime que « les mêmes tendances que nous avons observées en Chine depuis trente ans vont se reproduire ailleurs, notamment en Afrique, et ouvrir de nouvelles opportunités pour le marché du luxe ».

Puisque nous parlons d’avenir, je glisse alors vers un sujet plus personnel : celui de la succession. Un sujet tabou dans l’entreprise, m’ont dit plusieurs cadres de LVMH, mais la question ne peut que se poser, dans la mesure où presque tous les enfants de Bernard Arnault travaillent dans la société. Delphine, 44 ans, et Antoine, 42 ans, issus de son premier mariage, sont respectivement vice-présidente du groupe et chef de la communication. Alexandre, 27 ans, et Frédéric, 24 ans, nés d’une deuxième union avec la pianiste Hélène Mercier, occupent des postes élevés dans des filiales du groupe. Et seul Jean, 21 ans, n’a pas encore sauté le pas. Le serveur nous oblige à marquer une pause. Nous écartons les desserts et commandons des cafés, puis je repars à l’assaut : qui, parmi ses enfants, pourrait un jour prendre la direction du groupe ? Lequel lui ressemble le plus ? « Ils ont tous quelque chose de moi, la suite dépendra de leurs compétences et de ce qu’ils souhaiteront », résume-t-il. Comme je tente d’insister, il coupe court avec impatience : « Je n’ai pas à vous détailler la personnalité de chacun de mes enfants. » Cela fait une heure et demie que notre repas se prolonge, et il est temps de demander l’addition. Mon hôte est curieux : ce n’est pas une légende ? Le FT paie vraiment pour ses « Déjeuner avec » ? Je confirme, et c’est avec une certaine gêne qu’il explique au serveur que la note est « pour madame ». C’est la première fois, m’explique-t-il, qu’il déjeune avec une femme et qu’il la laisse payer le repas ! »

#bernardarnault

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