Edgar Morin : le témoignage de sa femme Sabah Abouessalam. « Edgar n’a pas d’âge ! »

Edgar Morin qui fête le 8 juillet prochain ses 100 ans fait la couverture du numéro 93 de La Revue pour l’intelligence du monde. Marc Guillaume et François l’Yvonnet ont recueilli sa vision passionnante du siècle qui vient de s’écouler.

Sa femme, Sabah Abouessalamprofesseur des universités, sociologue de l’urbain- qui joue grand rôle dans la vie du célèbre sociologue, a également accepté de répondre, de son côté, aux questions d’Hichem Ben Yaïche :

– La Revue Vous êtes un couple atypique, détonnant… Quel a été le déclic le secret de cette rencontre (amoureuse) entre vous et Edgar Morin ? 

Sabah Abouessalam : Ma rencontre avec Edgar remonte aux années 80 quand j’étais jeune étudiante en sociologie à Grenoble. Je lui avais d’abord lu l’ouvrage « le paradigme perdu : la nature humaine »1 et aussitôt je tombe sous le charme de sa pensée qui n’est pas seulement une pensée sociologique mais une pensée « Tout à la fois » sociologique, anthropologique, philosophique, biologique, humaniste. C’est cette approche complexe qui met l’Humain au centre de toutes ses préoccupations qui a raisonné fort en moi. Acquise à cette pensée, je n’ai cessé de le lire et de m’intéresser à son œuvre. Je crois que mon amour pour lui se situe à cette époque où Edgar Morin était le repère intellectuel et surtout idéologique. Il a été présent dans ma vie sans qu’il le sache et il a joué un rôle important dans des moments de crise comme au moment de la guerre du golfe, le 11 septembre, la question des immigrés, etc. Edgar était pour beaucoup parmi nous (je parle ici de la communauté intellectuelle arabe) la lumière qui éclairait nos chemins… Quant à son déclic à lui, c’est notre rencontre au festival de la musique sacrée de Fès en 2009. Pourtant, ce n’était pas notre première rencontre. Celle-ci fut forte au point de l’avoir nommée « la rencontre improbable et nécessaire »2 dans un essai…

– La Revue : Comment l’alchimie prend entre deux êtres si différents par l’âge, la culture, le parcours… ? Le temps permet le recul…

Sabah Abouessalam : « Vous dites l’âge ? Pour moi Edgar n’a pas d’âge et je parle avec sérieux. Je n’ai jamais autant voyagé dans le monde que depuis que je suis son épouse. Je vais peut-être vous étonner si je vous disais qu’après 11 h de vol parfois, il est capable de donner une interview en bas de l’avion, et une autre à l’hôtel avec une Caïpirinia à la main. Il se sent chez lui partout dans des pays lointains. Sa curiosité et son amour des gens lui confèrent une jeunesse d’esprit que le corps assume. Parfois, je me trouve plus fatiguée que lui… Je pense qu’il est porté par l’enthousiasme, et par la foi en sa mission et cela le laisse jeune même si ces derniers mois, il n’a pas eu de chance avec sa santé.

En ce qui concerne la différence culturelle, nous avons eu une expérience de vie semblable quant au fond : la mort à 10 ans du parent bien aimé, la découverte de nos vérités dans les lectures d’auteurs tel Dostoïevski, dans des engagements pour la liberté et pour les causes justes. Ce socle commun nous unit depuis toujours. Aussi, aux mêmes âges Edgar s’était engagé dans la résistance française et au PC français, et moi au mouvement du 23 mars3. Nous avons vécu aux époques différentes les mêmes expériences avec ses moments d’Euphorie et ses moments de désillusions, Nous avons eu une communauté de destin et de pensée. Aussi, son livre autocritique, pourtant écrit en …fut pour moi le livre libérateur quand en 1986 je le lis et j’y trouve toute mon expérience de vie de militante avec ses forces et avec ses désillusions comme je viens de le dire. En le lisant d’un trait, je pensais que c’était moi qui racontais. Pour le faire, il me manquait son génie, son courage ou peut être son recul ?

« Edgar est une personne humble et simple »

-La Revue : Ce que l’on sait le moins, c’est le « Edgar Morin intime » … De quoi est-il fait ? Qu’est-ce qui le caractérise ? 

Sabah  Abouessalam : Edgar dans l’intimité est d’abord un homme qui écrit, lit et est entouré de solliciteurs en longueur de journée. Il se consacre à ce qu’il appelle sa mission mais il ne peut l’accomplir sans vivre d’amour. Il a un besoin vital de son inspiratrice (je le reprends ici). Il aime bien sûr le cinéma, les voyages ensemble, et la bonne table. Comme toutes les personnes en retrait pour « la mission », il est souvent pris par le travail et les tiers et j’ai petit à petit glissée dans ce monde qui m’était étranger avant. Aujourd’hui, nous partageons au quotidien ses engagements et notre couple est à la fois actif dans le public, le scientifique qua dans le privé. J’ai une vie enviée mais elle est loin d’être aisée.

– La Revue : Comment cohabitent ensemble le « Edgar Morin privé »et le « Edgar Morin public » ? 

– Sabah Abouessalam  : Edgar est une personne simple, humble et souvent ses admirateurs sont étonnés de cette posture au point qu’ils deviennent des « amis », ce qui n’est pas une bonne chose quand on sait que souvent certains en abusent pour leur propre notoriété. Mais Edgar âgé n’est pas le « EM plus jeune », je pense qu’il y a aussi cette dimension qui explique son besoin actuel de fraterniser. Il aime qu’on s’intéresse au « Edgar » avant le « Edgar Morin. »

« Nous avons la même vision critique sur le devenir planétaire »

– La Revue : Vous êtes universitaire et chercheuse, vous avez écrit sur vos problématiques de prédilection… Autour de quoi vos deux univers se rencontrent ? Comment vos échangent – le fameux regard croisé – s’organisent ? 

Sabah Abouessalam : J’ai travaillé sur un des domaines les plus complexes de la sociologie, celui de la sociologie urbaine. L’essentiel de mes enseignements et de mes recherches ont porté sur les pays en développement et les problèmes urbains qu’ils connaissent en insistant sur les difficultés de l’aménagement du territoire, sur la pauvreté urbaine et sur les stratégies d’acteurs dans les politiques de gouvernance urbaine.

Avec Edgar, nous avons en commun le sens de la complexité et le refus des pensées unilatérales et réductrices, la même vision critique sur le devenir planétaire.

– La Revue : Comment on coécrit des livres ensemble ? Comment cet exercice est-il possible avec un homme si présent, si prolifique ? Qui impose le tempo ? 

– Sabah Abouessalam: Edgar demande souvent mon avis avant chaque projet d’écriture ou même avant chaque conférence ou avant chaque intervention Tv ou radio. On a souvent des discussions sur les grands sujets de sociétés et sur les affaires d’actualité partout en France et ailleurs. J’ai moi-même découvert dans le dernier chapitre dédié à moi dans son livre « Mes souvenirs viennent à ma rencontre »4 que mon avis pour l’écriture ou en général dans la gestion des affaires courantes de la vie compte pour lui. Quant à la Co écriture, personnellement je n’y tiens pas car je VEUX qu’Edgar Morin écrive SEUL. Il a son style et surtout son grand besoin d’autonomie quand il écrit. J’ai souvent été gênée de voir qu’on cherche parfois à coécrire avec lui pour la notoriété souhaitée…que je ne veux pas le faire moi-même. Je suis peut-être trop lucide/et trop sensible à un certain « opportunisme intellectuel » et je suis de toute façon l’épouse qui a certes un rôle caché et discret. J’aime ce rôle et je suis très satisfaite de partager la vie intellectuelle du dernier grand penseur du 20 me siècle et d’un des plus ambitieux penseur de notre 21ème siècle. Cela me comble au quotidien. Si j’ai écrit avec lui le dernier ouvrage « Changeons de voie : les leçons du coronavirus », Denoël, 2020, c’est parce que le contexte du confinement nous a imposé une écriture à deux car nous étions impliqués au quotidien dans l’essai de comprendre cette crise. L’écriture s’imposa. Chacun de nous s’est mis à écrire, Edgar écrivait au début seul et je relisais en suggérant ma rédaction, ma critique et sa critique aux 2 rédactions ont évolué pour donner ce livre dont nous sommes encore contents aujourd’hui tellement il est demandé de partout car il continue d’éclairer notre voie en ces temps troubles de crise.

– La Revue : / Comment imposez-vous votre singularité, votre regard sur le monde… ? 

Sabah Abouessalam : J’ai du respect pour l’avis, même différent, de l’autre sauf dans les cas extrêmes que ne tolère pas car les idées extrémistes sont dangereuses por notre Humanité. Donc, je n’impose jamais ma singularité à Edgar car il la respecte et en tient compte souvent. Cela dit, il a sa propre singularité et nous nous respectons mutuellement dans nos différences. En tout cas, c’est un principe chez nous et nous y tenons.

– La Revue : Le côté inclassable d’Edgard Morin d’intellectuel tantôt philosophe, tantôt sociologue, etc., dérange centaines certitudes parfois. A quoi l’attribuez-vous ? A sa pensée rebelle, à son âme antisystème… ? 

Sabah Abouessalam  : Edgar Morin est un penseur avant tout, L’Unesco l’a nommé « le penseur planétaire » à l’occasion de son 80éme anniversaire, il est surnommé le Condor en Amérique Latine. Edgar a été témoin, observateur et acteur des crises et des tragédies de son siècle. Vous voyez bien qu’il ne peut plus parler de lui en cherchant à le mettre tantôt derrière une spécialité de socioloque, tantôt derrière une étiquette de philosophe. Il est tout à la fois comme il est aussi biologiste, économiste, il s’est intéressé avant l’heure à la question écologique5. Il est précurseur dans les années 70 et n’a cessé de réfléchir, ajuster, chercher à convaincre d’une nécessaire « écologisation » de la politique ce qu’il appelle l’écologie de l’Homme ou politique de civilisation, pour une nouvelle conscience planétaire. Sa pensée complexe fait de lui non seulement un spécialiste des sciences sociales mais un véritable personnage à la vie riche, tout comme son œuvre.

« Notre quotidien n’est pas programmé »

– La Revue : Vous êtes souvent au Maroc, votre pays d’origine, quand vous n’êtes pas en France. Comment l’avez-vous ouvert à votre culture, à cette partie de l’Orient ? 

Sabah Abouessalam: J’ai certes introduit Edgar dans mon autre culture de marocaine (je dis « autre culture » car je suis aussi française et je revendique ma double culture vue que j’ai vécu plus de 40 ans en France. Edgar a connu avec moi un autre Maroc plus profond en l’introduisant dans notre famille, en lui faisant connaitre et apprécier mes amis marocains et en l’impliquant dans des participations intellectuelles (débats, interviews, conférences, expertises, conseils…)

– La Revue : Comment votre quotidien est-il organisé entre vie intime, écriture, lecture, rencontres, voyages… ? 

Sabah Abouessalam : Notre quotidien n’est pas programmé. Il se modifie selon les besoins et les nécessités : livre ou article à écrire, conférence à faire, invitation à l’étranger surtout en Amérique latine. Bien entendu la pandémie a tout changé.

– La Revue : Comment s’extraire de tant de sollicitations extérieures ? Et, pour mieux résumer cette interrogation, quelle votre écologie personnelle pour échapper aux turbulences du monde alentour ? 

Sabah Abouessalam : Depuis la COVID, Edgar a changé de philosophie, nous avons réalisé le bien de la vie privée …Nous ne répondons maintenant qu’aux sollicitations les plus urgentes (mon travail à l’université).

Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche.

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1 Edgar Morin, le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil. 1973

2 Edgar Morin & Sabah Abouessalam : la rencontre improbable et nécessaire (livre retiré à l’éditeur)

3 Le mouvement du 23 mars : organisation secrète à mouvance marxiste-léniniste crée le 23 mars 1965 suite à des mouvements de protestations de rue dans plusieurs villes au Maroc

4 Edgar Morin, les souvenirs viennent à ma rencontre, Finale, Fayard 2019

5 E. Morin : L’an 1 de l’air ’écologique, 1970

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