Les archives de La Revue : entre Bourguiba et Ben Youssef, une lutte à mort

Meeting du Néo-Destour. Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, à la tribune et Habib Bourguiba, Président du Néo-Destour, assis derrière lui, dans la période du combat commun pour l'Indépendance de la Tunisie. Début des années 1950, Tunisie.

( Ce sujet a été publié dans le numéro 78 de La Revue pour l’Intelligence du Monde en juillet 2018).

« La Tunisie est trop petite pour Bourguiba et moi », disait Salah Ben Youssef, qui a tout fait pour éliminer le « Combattant suprême », avant de se faire assassiner sur ordre de ce dernier en août 1961, à Francfort. Dans ses Mémoires, qui viennent d’être édités à Tunis, Hédi Baccouche, acteur et témoin privilégié du combat pour l’indépendance, révèle les dessous de la rivalité sans merci qui opposa les deux leaders.

(Extraits du livre En toute franchise, par Hédi Baccouche, Sud Éditions, Tunis 2018)

La joie avec laquelle, le 1er juin 1955, le peuple tunisien a fêté le retour triomphal de Bourguiba, après quarante-deux mois de déportation, et l’accession de notre pays à l’autonomie s’est rapidement évanouie. Salah Ben Youssef, secrétaire général du parti, déclare son opposition aux Conventions de l’autonomie interne. « C’est un pas en arrière », affirme-t-il, entraînant derrière lui beaucoup de militants.

Depuis 1934, Habib Bourguiba (« le Combattant suprême ») et Salah Ben Youssef (« le Grand Leader »), l’un président, l’autre secrétaire général du Néo-Destour, dirigeaient, main dans la main, la lutte de libération nationale. Plus jeune que Bourguiba de six ans au moins, Ben Youssef s’est engagé très tôt dans l’action politique. Quand le premier est arrêté, le 4 septembre 1934, le second prend le relais et participe, durant quelques mois, à la direction de la résistance avec les dirigeants laissés en liberté. Arrêté à son tour, Ben Youssef rejoint Bourguiba à Bordj le Bœuf. Après les événements du 9 avril 1938, ils passeront tous les deux cinq ans dans les geôles coloniales, à Tunis, Teboursouk, puis à Marseille et à Lyon, avec les autres leaders du parti, Slimane Ben Slimane, Hédi Nouira, Mongi Slim et Ali Belhaouane. Les deux hommes appartenaient à des milieux différents. Ben Youssef était issu d’une famille aisée de commerçants originaires de Djerba ; Bourguiba, de la classe moyenne de Monastir – son père était militaire dans l’armée beylicale avant l’occupation française.

Tous deux étaient avocats et avaient été formés à Paris. Ils n’étaient pas toujours d’accord. Leur relation a connu des moments de crise mais a toujours tenu. Ils avaient du respect l’un pour l’autre, chacun dans son rôle, l’un leader, l’autre assistant distingué au début, puis premier lieutenant. Quand la France a reconnu notre autonomie interne, Bourguiba était détenu en France, à l’île de Groix. Ben Youssef, lui, était en exil, assumant la direction du parti de l’extérieur. Ils sont restés trente mois éloignés l’un de l’autre, ce qui n’était pas de nature à sauvegarder leur unité. Leurs différends et leurs querelles sont apparus au grand jour quelques semaines après le début des négociations sur l’autonomie interne.

La déclaration de Mendès France

Quand, le 31 juillet 1954, Mendès France proclame à Tunis, devant le bey, l’autonomie interne de la Tunisie, les deux hommes l’acceptent, Bourguiba avec enthousiasme, Ben Youssef de manière plus réservée. Le 3 août 1954, le bureau politique du Néo-Destour se déplace à Genève et tient une réunion sous la présidence de son secrétaire général, Ben Youssef. Cette réunion approuve la constitution d’un gouvernement tunisien pour négocier avec le gouvernement français l’accession de la Tunisie à l’autonomie interne, en application de la déclaration du 31 juillet. Jusque-là, l’unité de la direction du Néo-Destour était sauvegardée. Certaines positions discordantes exprimées par la suite par Ben Youssef devant la presse n’étaient pas gênantes dans la mesure où elles exerçaient une pression sur le gouvernement français. En affirmant que « l’autonomie interne sera un pas décisif vers l’indépendance », que « les négociations devaient aboutir dans les délais les plus rapides » et qu’elles ne doivent pas entraîner l’abandon de notre défense, Ben Youssef aidait, d’une certaine façon, les négociateurs tunisiens qui, du reste, se rendaient souvent chez lui à Genève pour lui rendre compte directement de l’état des négociations et recevoir ses directives.

Ben Youssef s’oppose à l’autonomie interne

Le 5 janvier 1955, cinq mois après la déclaration de Mendès France proclamant l’autonomie interne, Ben Youssef devient plus critique. Il dénonce le gouvernement français qui entend « accorder une autonomie de pure forme qui consacrerait le statu quo et ferait de nous les gestionnaires du régime colonialiste en Tunisie ». Il affirme que « le peuple tunisien n’acceptera jamais une autonomie illusoire qui fermerait la porte à l’indépendance totale de la Tunisie ». Par cette déclaration, qui embarrasse le gouvernement français et gêne Bourguiba ainsi que le gouvernement tunisie, Ben Youssef réagit à la lenteur des négociations, voire à leur arrêt provisoire. Il rappelle qu’il est encore là et que la France doit compter avec lui. Il se souvient que lors de la formation du gouvernement, le 17 septembre 1954, ses choix et préférences n’avaient pas été pris en considération. Il n’a pas apprécié le rejet de la candidature de Bahi Ladgham, Mendès France s’opposant à la désignation de ministres ayant attaqué la France à l’ONU ou au micro de la Voix des Arabes, une radio égyptienne mise à la disposition des mouvements de libération nationale. La rencontre de Bourguiba, qui n’est plus astreint à un régime de résidence surveillée, avec Edgar Faure, chef du gouvernement français, le 21 avril 1955, pour débloquer les négociations, hisse le leader tunisien au rang d’interlocuteur privilégié de la France. Loin de modérer l’intransigeance de Ben Youssef, ce pas a au contraire poussé ce dernier à plus de rigidité.

En mai 1955, il refuse l’invitation que lui lance Bourguiba de rentrer ensemble, le 1er juin, au pays, la main dans la main. Le 20 août 1955, quand une délégation présidée par Jallouli Farès, envoyée par le conseil national du parti, auquel j’ai assisté, se rend chez lui au Caire pour le persuader de sauvegarder l’unité du parti et de rentrer au pays, sa réponse est évasive.

Retour de Ben Youssef à Tunis

Son retour à Tunis, le 13 septembre 1955, deux mois et treize jours après celui de Bourguiba, ne va pas arranger les choses. Malgré l’accueil chaleureux que le parti, Bourguiba en tête, lui réserve, il reste sur ses positions. Certes, il évoque dans un premier discours le devoir de sauvegarder l’unité du parti et rend hommage à Bourguiba « le Combattant suprême ». Il lui reconnaît aussi « le mérite d’avoir prêché la bonne parole et d’avoir galvanisé les énergies dans certains milieux et dans les différentes couches de la population ». Mais il ne se prive pas de rappeler son opposition aux Conventions de l’autonomie interne. Bourguiba lui répondra, rappelant que lui et son « frère et compagnon de lutte » sont d’accord sur les objectifs de la lutte et sur les modalités de leur réalisation. Mais il ne cache pas qu’il y a des divergences entre eux à propos des Conventions de l’autonomie interne. Lui les prenait pour un pas en avant et Ben Youssef les considérait comme un pas en arrière.

La rupture

Le 7 octobre 1955, Ben Youssef relance ses attaques contre les Conventions, qui « ont permis d’asseoir le régime du protectorat sur des bases plus solides » et qui ont fait entrer la Tunisie dans l’Union française. Ce qui était faux. Et il exhorte le peuple « à poursuivre la lutte pour la libération totale et l’indépendance complète ». Bourguiba réagit, arrête sa tournée dans le pays, se rend à Tunis pour débattre avec le bureau politique de la situation du parti après le discours de Ben Youssef. Deux décisions sont prises : la convocation du congrès du parti pour le 15 novembre à Sfax et le retrait à Ben Youssef de « ses qualités de secrétaire général et membre du parti ». Ces décisions ne sont pas publiées tout de suite. Le 13 octobre, cinq jours après son adoption, le communiqué du bureau politique, avec ses deux décisions, est rendu public. Ben Youssef le rejette d’emblée. Il se considère toujours comme le secrétaire général du Néo-Destour. Il annonce qu’il entend poursuivre son action politique au sein du parti sous l’appellation de secrétariat général du Néo-Destour, « Al-Amana al-Amma ».

La rupture entre Ben Youssef et le bureau politique du Néo-Destour est désormais officielle et publique. De nombreux partisans et adversaires de Ben Youssef font pression pour que ce dernier soit invité au congrès du parti, du 15 au 18 novembre 1955. Bourguiba ne pas dit non. Dans son discours d’ouverture, il déclare : « Si vous voulez écouter Maître Ben Youssef exposer son point de vue, je ne vois aucun inconvénient à l’inviter et à le voir présenter les arguments et les preuves qu’il pourrait avoir. » Ahmed Aloulou, président du congrès, lui envoie un télégramme d’invitation officiel. Ben Youssef pose deux conditions : la suspension des travaux du congrès durant une semaine et la participation des représentants des cellules dissidentes qu’il venait de créer dans le cadre de son nouveau parti. Ces conditions étaient difficiles voire impossibles à accepter. Elles ne l’ont pas été.

Ainsi, la rupture se confirme et la dissidence se poursuit, se développe et se généralise. Dramatique, violente et sanglante. Le pays plonge dans une guerre civile qui dure quatre mois. Des groupes armés, souvent dirigés par des anciens maquisards, s’organisent, répandent l’anarchie, créent le désordre et troublent l’ordre public. Des moudjahiddin algériens se joignent à eux. Ils mènent ensemble des actions de sabotage, dirigent des attaques armées et commettent des attentats meurtriers. On tue par armes à feu et, fait nouveau en Tunisie, par égorgement. Une organisation insurrectionnelle chargée de combattre les Conventions, faire tomber le gouvernement et empêcher l’élection d’une Constituante est découverte. Des armes et de grosses sommes d’argent sont saisies. Deux tentatives d’assassinat de Bourguiba, l’une à Korba, le 2 décembre 1955, l’autre à Redeyef, le 12 janvier 1956, sont déjouées.

C’est la guerre civile. Face à cette situation, le gouvernement, malgré ses moyens limités, prend ses responsabilités. Le 28 janvier 1956, il institue une Cour criminelle pour juger les dissidents. Mais l’arrestation de Ben Youssef pose problème. Politiquement, ce ne serait pas sage. Humainement, ceux qui gouvernent ne peuvent oublier qu’il s’agit d’un camarade, d’un ami et d’un frère. L’emprisonner et le juger heurte leur conscience. Mongi Slim, ministre de l’Intérieur, propose, le 24 janvier, au haut-commissaire de France, Roger Seydoux, de le « faire partir d’urgence dans un avion militaire pour une destination qui pourrait être Tripoli ». Le haut-commissaire refuse, ne voulant pas impliquer la France dans une opération de politique intérieure. Après plusieurs consultations, Bourguiba, Bahi Ladgham et Mongi Slim décident, dans un premier temps, l’arrestation de Ben Youssef et son transfert forcé immédiat à l’aéroport, pour lui permettre de prendre un avion tunisien et partir en exil. Par la suite, ils préconisent un autre scénario : le prévenir, par l’intermédiaire de son beau-frère, Fathi Zouhir, qu’il va être arrêté et le pousser ainsi à choisir volontairement la fuite. Après un entretien avec Tahar Ben Ammar, et avec l’accord du gouvernement, Seydoux, responsable du maintien de l’ordre dans le pays, cherchant à lui faciliter la fuite, adresse au général commandant les territoires du Sud le message suivant : « Je vous prie de maintenir les barrages de route sur le territoire de votre secteur mais de laisser passer, à la demande du gouvernement tunisien, M. Salah Ben Youssef, qui se dirige par la grande route, probablement sur la Tripolitaine. » Ces instructions n’ont pas eu à être appliquées, Ben Youssef ayant réussi à passer de façon clandestine la frontière sans que les autorités militaires françaises du Sud ne s’en aperçoivent.

Après le départ de Ben Youssef, le 27 janvier, ses partisans encore en liberté ont, pour un temps, continué leur combat, poursuivi la subversion et commis des attentats et des agressions. Mais, après la proclamation de l’indépendance, à laquelle ils ne s’attendaient pas, beaucoup d’entre eux ont déclaré leur allégeance au nouveau régime et à Bourguiba, et sont retournés au bercail. Le pays se calme. Le gouvernement maîtrise la situation.

Pourquoi cette dissidence ?

Le calme revenu, la question se pose. Pourquoi cette opposition, cette dissidence et cette guerre fratricide ? Il y a deux raisons. La première : un conflit entre deux approches politiques, voire idéologiques, différentes. La deuxième : une lutte personnelle entre deux hommes, camarades et frères, pour le pouvoir. Bourguiba pense que l’autonomie interne est une grande étape vers l’indépendance. L’autonomie interne offre au mouvement national de nouveaux moyens pour poursuivre le combat de libération et donne aux militants un répit et un nouveau souffle pour rebondir. Il pense également qu’il n’y a pas lieu de se retourner contre des Conventions qu’il a librement signées. Il pense enfin que reprendre la lutte, généraliser l’agitation dans tout le Maghreb et étendre la guerre dans toute la région, comme le souhaitaient une partie des dirigeants du FLN et le président de l’Égpyte, Nasser, était une option difficile à mettre en pratique tant par le Maroc que par la Tunisie, qui avaient beaucoup avancé dans leur négociation pour l’autonomie.

À ce propos, il y a lieu de rappeler que la Tunisie a commencé sa guerre de libération le 15 décembre 1951, que le Maroc l’a rejointe quinze mois plus tard, après la déposition de Mohammed v, le 13 août 1953, et que l’Algérie n’a déclenché sa révolution que le 1er novembre 1954, encore quinze mois plus tard. Il y a lieu de rappeler également que trois mois avant le déclenchement de la révolution algérienne, la France avait solennellement satisfait la revendication tunisienne de l’autonomie interne et commençait à négocier un accord de paix avec le Maroc. Compte tenu de la situation, Bourguiba pensait que l’aide à la révolution algérienne par une Tunisie souveraine était plus sûre, plus efficace et plus déterminante que par une Tunisie occupée, participant à une guerre maghrébine générale, pratiquement irréalisable. Tel était le choix de Bourguiba, suivi en cela par tous les membres du bureau politique présents à Tunis. Et tel était le choix de la plupart des dirigeants marocains.

Ben Youssef avait une approche politique différente. Influencé par la détermination des pays afro-asiatiques réunis à Bandung à soutenir plus activement les mouvements d’indépendance dans le monde, encouragé par Nasser, partisan de l’extension de la guerre d’Algérie à tout le Maghreb, il pense que la revendication d’une indépendance immédiate de la Tunisie, sans étape intermédiaire, est possible. Allal El Fassi, le leader du Parti de l’Istiqlal, réfugié au Caire, pense, à ce moment, la même chose. Mais les nouvelles dispositions de la France vis-à-vis du Maroc et l’attitude de Mohammed v et de son fils Hassan l’ont poussé à se rétracter.

Contrairement à l’image répandue, Ben Youssef est un nationaliste modéré. Durant la période où, à Tunis, il est le dirigeant principal du Néo-Destour, en l’absence de Bourguiba, il défend l’idée que, par les voies politiques, la Tunisie pouvait recouvrer ses droits. Il renforce les organisations nationales professionnelles, l’UGTT, l’UGAT [syndicat des agriculteurs] et l’UTICA

ainsi que les organisations de jeunes. Il noue une alliance étroite avec Lamine Bey et son fils Chadli. Il implique dans sa stratégie de combat les notabilités du pays et les membres du Grand Conseil. Il veut « faire le vide autour du protectorat ». Il est un interlocuteur privilégié des résidents généraux de France à Tunis, Mast, Mons et Périllier. Il engage le parti à mener une expérience de collaboration avec la France et participe, comme ministre de la Justice, au gouvernement formé par M’hamed Chenik pour négocier avec la France l’autonomie interne. À Tunis, avant qu’il n’aille en exil, et contrairement à Bourguiba, il n’était pas particulièrement partisan de la violence ni de l’action armée. Il aurait dit : « Je me suis efforcé de ne pas laisser la répression s’abattre sur le parti afin de ne pas régresser. » Quant à son arabisme, je pense qu’il était de circonstance, récent et opportuniste. D’après la connaissance que j’avais de lui avant le conflit, il partageait l’appréciation de Bourguiba sur les pays du Moyen-Orient, incapables de nous aider efficacement. Sa stratégie de combat, ses idées politiques et son mode de vie étaient marqués par le modèle occidental. Il était, en particulier sur sa carrière avant l’autonomie interne, plus occidental que Bourguiba. Cette différence d’approche politique entre Bourguiba et Ben Youssef n’explique pas à elle seule leur différend et ne justifie pas la dissidence qui s’ensuit. Il y a des raisons personnelles. Ben Youssef avait l’ambition de diriger la Tunisie indépendante, seul et sans partage. À Sadok Ben Jomâa, un cadre destourien convaincu, ami de la famille, d’origine jerbienne comme lui, il a dit : « La Tunisie est un petit pays où il n’y a pas de place pour deux, le géant Bourguiba et moi-même. »

Il pensait qu’il avait suffisamment d’atouts pour réaliser son ambition et devenir premier. À l’extérieur, il bénéficie de l’aide de l’Égpyte, du soutien d’une partie du FLN, de l’encouragement des pays neutres et de la solidarité des révolutionnaires arabes. À l’intérieur, il a l’appui du bey, de ses enfants et de son gendre, la confiance de beaucoup de notabilités, musulmanes et juives, et le soutien d’une partie des résistants. Il lui manque un seul atout, la compréhension de la France ou, à défaut, sa neutralité. Dans ce but, le 23 janvier 1956, il rencontre Charles Saumagne, un haut fonctionnaire de la résidence en retraite, et lui demande d’être l’intermédiaire entre Roger Seydoux et lui. Saumagne relate cette rencontre et rapporte ce qui suit : « Seydoux m’a dit que Ben Youssef le fait assiéger par des émissaires qui lui font part du désir qu’il a de l’entretenir. Il veut visiblement pousser la conversation au “concret” et au constructif. » Il lui aurait dit : « Comment la France ne se rend-elle pas compte que Bourguiba et les siens l’ont déjà trahie, qu’ils se moquent d’elle, alors que moi, elle ne peut me reprocher que de ne l’avoir jamais trompée ? Vous voyez bien qu’ils s’essoufflent tous à reprendre mes positions, à vouloir les dépasser, à me prendre de vitesse, à vouloir me surclasser par des surenchères qui sont autant de répudiations honteuses et hypocrites des Conventions. » Quelques jours après cette conversation avec Saumagne, Ben Youssef a dû s’enfuir et la médiation n’a pas servi.

Mendès France ne l’a pas suivi et a continué à prendre Bourguiba pour l’interlocuteur privilégié, voire unique, en Tunisie. Et il a refusé de traiter avec Ben Youssef, un homme qui, d’après lui, a insulté la France dans la Voix des Arabes, s’est trop engagé avec Nasser et a rejoint l’aile dure du FLN. Pour lui, il ne pouvait plus changer malgré certaines déclarations apaisantes.

En France, nous étions avec Bourguiba

En France, à la fédération du Néo-Destour en Europe, la dissidence yousséfiste n’a pas pris une ampleur significative. Abdelaziz Chouchane, proche collaborateur de Ben Youssef, a bien envoyé à ses anciens camarades de Sadiki, à partir du Caire, une lettre les invitant à rejoindre Ben Youssef. Malgré l’amitié qu’ils avaient pour lui, ils ne l’avaient pas suivi. De son côté, Brahim Abdella, camarade de détention, avait tenté un soir, dans un café de Saint-Germain-des-Prés, de m’entraîner avec lui dans le sillage yousséfiste. Malgré sa puissance de conviction et son charisme, je n’ai pas pu le rejoindre.

Comme la plupart des étudiants, je considérais l’autonomie interne comme un pas en avant. Des camarades destouriens engagés, sans s’opposer à l’autonomie, ne cachaient pas leur sympathie pour Ben Youssef. L’un d’eux, Mohamed Gherab, secrétaire général de notre fédération, a cherché à forcer la main au comité fédéral pour envoyer un télégramme à Ben Youssef lui souhaitant la bienvenue lors de son retour à Tunis. Mais après une soirée de discussions, nous nous sommes opposés à sa proposition. Le comité fédéral était alors composé de Hamed Karoui, Mohamed Gherab, Brahim Zitouni, Mhamed Chaker, Hamed Zghal, Taïeb Nasfi et moi-même.

Pages sombres

La dissidence yousséfiste a marqué l’histoire de la Tunisie. Les combats fratricides, le départ précipité de Ben Youssef au Moyen-Orient, les arrestations et les condamnations qui ont suivi, les menées subversives, organisées de l’étranger, les tentatives d’assassinat de Bourguiba ordonnées par lui et enfin l’assassinat de Ben Youssef lui-même, en 1961, à Francfort, ont été des pages sombres dans notre épopée patriotique et ont donné à notre libération un goût amer. La fin de Ben Youssef, par son caractère violent et dramatique, est triste et regrettable.

Certes, jusqu’à la fin de sa vie, il n’avait pas abandonné le projet d’en finir avec Bourguiba. Ceux qui l’ont assassiné avaient rendez-vous avec lui pour, selon ses informations, se soulever contre Bourguiba. Il croyait qu’il avait affaire à des militaires décidés à risquer leur vie pour changer le régime et qu’il allait finaliser avec eux un putsch contre Bourguiba. Ce dernier, pour sa part, revendiquera cet assassinat, préparé et exécuté par des responsables importants du gouvernement et du parti. Il a même publiquement récompensé ses exécutants. Mais il n’aurait pas dû s’impliquer dans ce meurtre. Détenteur légitime des pouvoirs de l’État, il n’avait pas à user de l’assassinat pour neutraliser ses ennemis, même s’il arrivait à l’opposition d’y recourir. Je l’ai écrit en son temps.

Mais Bourguiba avait peut-être des motivations secrètes. L’une d’elles aurait été sa crainte que le FLN, en négociation avec la France, en phase finale pour obtenir l’indépendance, ne cherche, dès sa prise de pouvoir, à comploter contre lui et à mettre Ben Youssef à sa place. Ben Bella, le premier président de l’Algérie, y a pensé et l’a dit : si Ben Youssef était vivant, il l’aurait installé à la présidence de la Tunisie.

La France, pendant les négociations sur l’autonomie interne, a certes choisi Bourguiba contre Ben Youssef. Après Bizerte, elle était en situation de se retourner contre lui et peut-être de se réconcilier avec Ben Youssef. Elle s’était bien réconciliée avec les Algériens du FLN. De toutes façons, ces motivations n’excusent en aucune manière, dans un État de droit, l’assassinat d’un opposant.


Salah Ben Youssef (lunettes noires), secrétaire général
du Néo-Destour, accueilli à l’aéroport de Tunis
à son retour d’Égypte, où il était en exil, par Habib Bourguiba (derrière lui), président du Néo-Destour, et les cadres du parti, le 13 septembre 1955.
© Archives Jeune Afrique

Rome, 1943 : Bourguiba et Ben Youssef en route pour Tunis. Ils viennent d’être libérés par les Allemands du fort Saint-Nicolas à Marseille où le régime colonial les détenait depuis 1939. Ils sont entourés par d’autres
dirigeants du Néo-Destour dont certains étaient leurs codétenus.
© Archives Jeune Afrique

Bourguiba entre Ben Youssef (à sa droite) et Farhat Hached (à sa gauche). Ce dernier, leader de l’Union générale tunisienne du travail, sera assassiné sur ordre de Paris (crime d’État) par la Main rouge.
© Archives Jeune Afrique

#Bourguiba, #BenYoussef

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