Secret d’histoire : De Gaulle- Franco : la rencontre scandaleuse

Juin 1970. Le dictateur qui règne sans partage sur l’Espagne depuis trente-et-un ans reçoit l’ancien chef d’Etat Français. Cet événement oublié nous est raconté par l’historien Eric Roussel. – Ce secret d’Histoire a été publié dans le numéro 82 de La Revue, mars-avril 2019-

Lundi 8 juin 1970. Le soleil de Castille écrase la cour du palais du Pardo, à une quinzaine de kilomètres au nord de Madrid, où fait son entrée, peu après 13 heures, une DS noire immatriculée en France. À l’arrière du véhicule, le Général et Mme de Gaulle. L’ancien président de la République, qui a quitté ses fonctions le 27 avril 1969, immédiatement après l’échec du référendum sur sa régionalisation et la réforme du Sénat, s’apprête à s’entretenir avec le général Franco, chef de l’État espagnol depuis 1939. La réception réservée à de Gaulle est des plus solennelles. De part et d’autre de la grille d’entrée du palais, édifié principalement par Philippe II, se trouvent deux cavaliers en grande tenue. Des tapisseries somptueuses parent la cour intérieure. À sa descente de voiture, le Général retrouve l’ambassadeur de France, Robert Gillet, et est accueilli par le chef de la maison civile et le chef de la maison militaire de Franco. Bientôt arrive le ministre des Affaires étrangères espagnol, López-Bravo. Au milieu d’une certaine confusion – la présence de Charles de Gaulle a visiblement suscité la curiosité –, un petit cortège se forme dans l’escalier qui conduit au bureau du Caudillo. Celui-ci se tient sur le seuil de cette pièce assez étroite, étonnante par le désordre qui y règne : des montagnes de dossiers encadrent le bureau du maître de I’Espagne. Théâtre de papier destiné à accréditer l’impression d’un incessant travail. La réalité est bien différente. Atteint de la maladie de Parkinson, Franco se trouve amoindri, en proie souvent à un syndrome dépressif. Parfois, des larmes lui échappent, et l’ambassadeur de France en a prévenu l’illustre visiteur.

Le premier contact apparaît chaleureux : quand le général Franco l’accueille, de Gaulle s’empare de ses deux mains pour les étreindre, geste inhabituel de sa part. Devant les photographes qui les mitraillent, le contraste entre les deux personnages se révèle saisissant, et pas seulement parce que l’ancien chef de l’État français domine son hôte de son immense taille : autant de Gaulle dégage une sorte d’autorité, de souveraineté naturelle, autant Franco, petit et replet, incarne l’homme ordinaire, un peu perdu, presque incongru dans ce décor royal. Quand les flashs s’éteignent, l’un et l’autre prennent place dans deux fauteuils face à un guéridon. Derrière eux, un interprète : le diplomate Máximo Cajal, plus tard ambassadeur à Paris. Robert Gillet, par discrétion, s’efface : il ne reparaîtra, en compagnie de son épouse, qu’à l’occasion du déjeuner qui suivra l’entretien.

En France et dans le monde, l’annonce de cette rencontre crée la stupeur, suscite l’incompréhension, voire l’indignation. Franco, sorti vainqueur d’une cruelle guerre civile qui l’a opposé au gouvernement républicain de son pays, fait figure de pestiféré. Les démocrates n’oublient pas le soutien, à certains égards décisif, que Mussolini et même Hitler lui ont apporté. Et depuis trente ans, l’Espagne est une dictature : le Caudillo – tel est le titre porté par Franco – tient son pouvoir « de Dieu et de I’Histoire », selon la formule figurant sur les pièces de monnaie. Depuis une dizaine d’années, le régime s’est efforcé d’offrir une meilleure image afin de favoriser le décollage économique, réel, du pays.

Mais les partis politiques restent interdits, la presse muselée, la répression sans pitié, comme l’attestent périodiquement les condamnations à mort édictées à l’encontre des opposants les plus radicaux. Enfin, un ordre moral sévère contrôle la société, sous l’égide de l’Église catholique, pilier du système franquiste. En rendant visite à Franco, de Gaulle paraît donc cautionner une dictature indéfendable. Même ses plus fervents et prestigieux soutiens ne cachent pas leur émotion. Malraux, ancien combattant des Brigades internationales aux côtés des républicains vaincus, dira à son biographe, Jean Lacouture, que s’il avait continué de siéger au gouvernement, il aurait donné sa démission à l’annonce de cette entrevue. François Mauriac, lui aussi opposé à la « croisade » menée par Franco au nom d’une conception du catholicisme où il ne se reconnaît pas, se déclare « glacé » par l’événement.

Et pourtant, Charles de Gaulle a obstinément souhaité cette rencontre. Depuis qu’il a quitté le pouvoir, il ne veut plus être en France à l’occasion du 18 juin. Un an plus tôt, peu après son retrait, il s’est envolé pour l’Irlande, pays de ses ancêtres. Cette fois, il entend se rendre en Espagne, terre qu’il ne connaît pas, mais le tourisme ne constitue pas la raison première de ce voyage. Robert Gillet en a la preuve très vite, lorsqu’à la demande de l’ancien président de la République, il se rend dans le plus grand secret à Colombey-les-Deux-Églises pour préparer le voyage : en réalité, de Gaulle voulait rencontrer Franco. Il n’ignorait pas tout ce que l’on pouvait reprocher au Caudillo, mais, depuis longtemps, il pensait qu’en définitive son régime avait été bénéfique pour l’Espagne : il le lui avait d’ailleurs écrit en réponse à la lettre que le chef de l’État espagnol lui avait adressée après son départ et qui l’avait beaucoup frappé. De toute façon, il a toujours eu pour règle de ne pas tenir compte de l’orientation des régimes étrangers avec lesquels il était amené à traiter et, retiré des affaires publiques, il n’engagerait plus que lui. En définitive, c’est la curiosité à l’égard d’un des rares grands dirigeants qu’il n’a pas encore rencontrés qui incite de Gaulle à entreprendre ce long périple. Déjà, il a imaginé se rendre dans quelques mois à Pékin pour y voir Mao Zedong, autre personnage pour le moins controversé qu’il ne connaît pas encore : par l’intermédiaire de Jacques Rueff et de la romancière Han Suyin, des contacts ont déjà été pris dans ce sens, et seule la mort empêchera l’ermite de Colombey de réaliser ce souhait.

La volonté du Général de rencontrer Franco apparaît si manifeste que, lorsque Robert Gillet revient le voir après avoir été reçu par le Caudillo, avec en main un programme de voyage proposé par les Espagnols, il s’aperçoit que l’itinéraire prévu n’a pas son agrément : « En réalité, il voulait faire ce voyage uniquement à cause de la lettre envoyée par Franco un an plus tôt. Son idée initiale était d’aller le voir directement à Madrid. Je lui ai naturellement déconseillé cette option, en lui faisant valoir qu’elle susciterait des réactions dans l’opinion. Je lui ai donc suggéré d’aller d’abord à Saint-Jacques-de-Compostelle. Il a accepté mais m’a précisé : “Je ne veux pas que ce voyage se transforme en pèlerinage !” »

Le 3 juin, le Général et Mme de Gaulle prennent donc le chemin de l’Espagne, accompagnés d’une petite suite indispensable au bon fonctionnement de l’« intendance ». Après une première étape au château-hôtel de Roumegouse, ils arrivent en Galice. Les paysages et même les monuments semblent avoir déçu l’ancien chef de la France libre, d’après le témoignage de Robert Gillet qui le rejoint le 8 au matin, juste avant l’entretien avec Franco, pour une visite de la Valle de los Caídos, immense nécropole construite par le régime franquiste en hommage aux morts de la guerre civile, puis un parcours rapide des principales salles de l’Escurial : « L’intérieur du palais paraissait peu l’intéresser, se souvenait l’ambassadeur. Rien ne semblait l’intéresser. J’ai eu alors l’idée de demander à un huissier d’ouvrir une fenêtre afin qu’il puisse voir le paysage, désolé et splendide, qui s’étend jusqu’à Madrid. “Mon Général, lui ai-je dit, ce paysage va vous intéresser.” Et en effet, peu après, le colonel d’Escrienne, son aide de camp, m’a dit : “Il se demande pourquoi les Espagnols sont partis pour l’Amérique du Sud. En voyant cela, a-t-il ajouté, on comprend bien des choses.” »

Devant Franco quelques heures plus tard, de Gaulle, en revanche, semble avoir retrouvé toute sa verve – à telle enseigne que Máximo Cajal le juge « flamboyant ». Le dictateur espagnol, lucide mais fatigué, intervient peu dans la conversation, principalement pour l’orienter afin d’entendre le point de vue de son interlocuteur sur les grands problèmes internationaux. Franco, qui a toujours nourri des doutes sur l’efficacité de l’intervention américaine au Vietnam, souhaite d’abord connaître l’avis de son visiteur sur ce point : « Les Américains, répond de Gaulle, sont entrés dans un véritable marécage. Ils s’y sont enfoncés et il leur est difficile d’en sortir. Les conditions de la paix sont connues : localement, il s’agit de la fin de toute intervention au Vietnam et, par la suite, de la neutralité réelle et réellement contrôlée du Sud-Est asiatique. » De Gaulle reste fidèle à ce qu’il a toujours soutenu : chaque peuple doit diriger ses propres affaires. Ignorant l’intervention du Nord-Vietnam, le Général fait donc porter la responsabilité entière de la situation, qu’il déplore, aux Américains.

Franco oriente ensuite l’entretien sur le Moyen-Orient. Là encore, il a une position très singulière. Contrairement à Hitler ou à Mussolini, il n’a pas persécuté les juifs dans son pays, mais l’étroitesse des liens entre Madrid et plusieurs pays arabes est avérée. De Gaulle, pour sa part, n’a pas changé d’opinion sur le conflit depuis son départ de l’Élysée : s’il a appuyé le peuple juif dans sa revendication d’un « foyer national » en Palestine, il avoue s’interroger, comme tant d’autres, sur la pérennité de cette implantation sur des terres acquises, souligne-t-il, « dans des conditions plus ou moins justifiables et au milieu de peuples arabes foncièrement ». Il y a là, craint-il, une source permanente de conflit. D’autant plus que l’État d’Israël, recevant une aide puissante des juifs du monde entier, ne souhaite qu’étendre son territoire, au besoin par les armes.

« Nous n’avions pas voulu cela, conclut-il. C’est pourquoi la Ve République s’est dégagée de certains liens trop étroits, conclus sous un autre régime afin de favoriser la détente dans toute cette zone étendue du Moyen-Orient. Israël, certes, constitue un fait accompli, mais la guerre ne réglera aucun problème. La seule solution raisonnable est l’évacuation par l’État hébreu des territoires occupés, la fin de toute belligérance et la reconnaissance réciproque de chacun des États concernés par les autres. Jérusalem, enfin, doit être placée sous statut international. »

Dernier point sur lequel Franco veut avoir le sentiment du Général : les rapports Est-Ouest, avec en toile de fond l’avenir de l’Allemagne et de l’Union soviétique. « Nous avons, c’est une évidence, besoin de l’Allemagne, souligne de Gaulle. C’est une partie essentielle de l’ensemble européen. Et que voyons-nous ? Une nation au destin d’autant plus inquiétant qu’il reste indéterminé. Les conditions d’une réunification nous apparaissent très complexes et encore lointaines. » Quant à la Russie soviétique, l’ancien chef de l’État croit à sa décomposition. Il évoque un communisme devenu opportuniste. « On est passés de l’idéologie à la technocratie. Les technocrates et les ingénieurs ont remplacé les ouvriers des sections révolutionnaires. »

Franco, tout au long de la rencontre, parle très peu, toujours d’une voix faible, voire à peine audible. Que pense-t-il des propos qu’il vient d’entendre ? Il ne le dira pas. « Le monde, remarque-t-il simplement, ira vers de nouvelles formes d’autorité. » Visiblement, il ne se croit pas tenu de les explorer !

L’entretien se termine ainsi. Tout a été d’évidence réglé comme du papier à musique. Au bout de trois quarts d’heure, l’aide de camp du Caudillo pénètre dans le bureau et lance d’un ton solennel : « Son Excellence est servie. » Máximo Cajal s’efface, tandis que Franco et de Gaulle gagnent une pièce voisine où va se dérouler un déjeuner intime en présence de Mme de Gaulle, de Mme Franco, de López-Bravo, de Robert Gillet et de son épouse, du marquis et de la marquise de Villaverde, gendre et fille du chef de l’État espagnol.

Franco et son épouse comprennent et parlent suffisamment bien le français pour que la présence d’un interprète n’ait pas été jugée utile. La conversation ne sort d’ailleurs pas des sentiers battus. Vers 15 heures, le Général et Mme de Gaulle prennent congé de leurs hôtes. Dans l’après-midi, ils visiteront – toujours au pas de course – le musée du Prado, avant de gagner Tolède, où ils séjourneront deux jours.

Étrange épisode. De Gaulle ne pouvait ignorer que Franco ne l’avait pas toujours porté dans son cœur et avait à son égard des sentiments mitigés : « Au début, il n’aimait pas beaucoup de Gaulle, dira la fille du dictateur. Mais à la fin, après la visite que celui-ci lui a rendue à Madrid, il l’a apprécié car c’était un général. Toutefois, son préféré était le maréchal Pétain, qui avait été ambassadeur en Espagne et était devenu très ami de maman. » L’ancien président de la République savait aussi qu’il allait rencontrer un homme diminué. Le soir même, à Tolède, alors qu’il séjourne dans l’admirable maison du docteur Gregorio Marañón, président de l’Académie espagnole, face au Tage, il ne cachera pas pendant le dîner qu’il s’est trouvé face à un interlocuteur pour le moins fatigué : « Il est encore lucide. C’est un homme intelligent, d’un esprit très fin. Mais c’est maintenant un grand vieillard. Je comprends un peu l’espagnol et je l’aurais sûrement compris s’il s’était exprimé plus clairement. Heureusement, l’interprète était là. On m’avait donné quelques indications sur son état de santé avant de partir de France, je n’ai donc pas été surpris. Je me suis dit seulement que j’avais bien fait de quitter le pouvoir avant. »

Une chose est sûre : cette visite un peu surréaliste ne modifiera en rien les sentiments du général de Gaulle à l’égard de Franco ni son jugement sur l’action de ce dernier à la tête de l’Espagne. Déjà pendant ses années de présidence, il s’était efforcé de normaliser les relations de la France avec l’ex-royaume de Charles Quint. « Le moment est venu, écrira-t-il dans Mémoires d’espoir, de rendre aux relations des deux peuples leur étendue et leur lustre d’antan. Car le gouvernement du général Franco veut sortir de I’isolement où il a été placé, soit de son fait, soit de celui des autres, en raison de la guerre civile, puis d’épisodes de guerre mondiale. Au reste, la paix rétablie à l’intérieur et maintenue à l’extérieur permet à l’Espagne moderne de mettre en valeur ses ressources et ses capacités. La nature des choses implique qu’elle les conjugue avec celles de la France voisine et complémentaire. » De fait, les relations franco-espagnoles se sont considérablement réchauffées de l958 à 1969. La France a ainsi appuyé la demande d’adhésion de l’Espagne à l’Organisation européenne de coopération économique, favorisé une exploitation commune des gisements du Sahara, amorcé des démarches discrètes visant, à terme, à intégrer l’Espagne à la construction européenne. En 1965, le ministre de la Marine espagnol, l’amiral Pedro Nieto Antúnez, lors d’une visite à l’Élysée, put se rendre compte de l’évolution en cours : « Transmettez au général Franco ma profonde admiration pour le grand rôle historique qu’il a joué et pour tout ce qu’il fait actuellement pour l’Espagne », lui déclara le Général.

Pour de Gaulle, seules les nations existent, les régimes politiques constituant des épiphénomènes transitoires sur lesquels il ne s’estime pas tenu de formuler un jugement. Lors de sa visite à Moscou en décembre 1944, il n’a pas caché que la personnalité de Staline avait joué un rôle certain dans l’effort de guerre de la Russie soviétique contre l’Allemagne nazie. Pour expéditives que soient ses méthodes, Mao Zedong lui semble, à son époque, le seul susceptible de moderniser la Chine. En politique étrangère, de Gaulle est l’adepte de la realpolitik : son appréciation sur les hommes et les événements est motivée surtout par l’intérêt national. Dans cette perspective, Franco a droit à sa compréhension parce qu’il a stabilisé un pays voisin autrefois en proie à de violents affrontements. Cela ne l’empêche pas de garder par-devers lui des réserves sérieuses sur d’autres aspects de son action : « Tout bien pensé, son bilan est positif pour son pays, dira-t-il à son collaborateur Pierre-Louis Blanc. Je le lui ai dit. Mais Dieu, qu’il a eu la main lourde ! Cela, bien sûr, je ne le lui ai pas dit ! »

Le plus étonnant au cours de cette rencontre reste qu’il n’ait été, à aucun moment, question de l’attitude de Franco en 1940 quand, malgré les pressions de Hitler, il refusa de laisser les forces allemandes passer sur le territoire espagnol. Le Général, apparemment, avait l’intention d’interroger le chef de l’État espagnol sur ce point d’histoire capital. En fut-il dissuadé en constatant l’état physique et mental du Généralissime ? On peut le supposer. En tout cas, aucune mention d’un échange sur cette question n’est portée dans les documents relatifs à l’entretien. On devine que de Gaulle le regretta, car nul doute que la guerre eut été prolongée si le Führer avait pu réaliser ses visées. Tout, en définitive, se révèle énigmatique dans cet épisode qui constitue le dernier acte public du Général, puisque, peu de temps après, au lendemain d’un séjour dans le sud de l’Espagne, il reprit le chemin de La Boisserie, où il mourut quatre mois plus tard.

Texte extrait du livre Incroyables rencontres, sous la direction de Michel Richard, éd. Taillandier/Le Point, 239 pages, 17,90 euros.

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