Tourisme : avis de gros temps

Le virus a vidé l'archipel enchanteur des Cyclades grecques. © N.Economou/Nurphoto/AFP

Sinistré après l’arrêt brutal des voyages internationaux pour cause de Covid-19, le secteur est condamné à se réinventer.
Par Alain Faujas.

Article paru dans le n°90 (octobre-novembre-décembre 2020) de La Revue.

Les petits trinquent : après une année 2019 exceptionnelle qui lui avait permis d’équilibrer ses comptes, Mahmood Patel a dû licencier en juin les vingt salariés de sa petite entreprise. Plus personne ne louait ses appartements, n’achetait ses circuits « nature » ou ne déjeunait à sa table d’hôte à la Barbade. Les gros souffrent : le numéro un mondial, le voyagiste allemand TUI, a annoncé que, faute de clients, il devait supprimer 8 000 emplois sur un total de 70 000. À l’évidence, les ravages ne font que commencer dans un monde du tourisme étranglé par la pandémie et les mesures sanitaire.

Tout s’est arrêté d’un coup avec la fermeture des frontières, l’arrêt du transport aérien et les précautions antivirus. Le Machu Picchu, Tian’anmen, Angkor Vat, la place Saint-Marc, Gizeh, le Saint-Sépulcre, la tour Eiffel, la statue de la Liberté, les spots d’Hawaï, la baie d’Along ont été désertés comme frappés par une attaque nucléaire ! Adieu les salons professionnels et les fashion weeks, les congrès et les symposiums ! Oubliés, la thalassothérapie et le thermalisme, les croisières et les randonnées, les expéditions et les courses sportives ! Le confinement – l’exacte antithèse du voyage et de l’ailleurs – a fait son œuvre maléfique : le vide.

Mais cet enfermement ne pouvait durer éternellement, malgré la grande trouille du coronavirus qui l’a imposé à une grande partie de la planète. La vie a repris et, l’été aidant, les déplacements aussi. Pour survivre et accélérer le redémarrage de leurs activités, les professionnels et les pouvoirs publics ont fait feu de tout bois. Le ridicule ne tuant plus guère, Deauville a imposé sur ses plages 9 mètres carrés par baigneur. Les trois pays baltes ont imaginé une « bulle de voyage » entre eux puisqu’ils avaient de concert contenu le virus. Le voyagiste Asia a oublié son nom et vendu des semaines de vacances dans le Bordelais. Des compagnies aériennes ont promis des bonus aux passagers qui ne demanderaient pas le remboursement des vols annulés, mais les reporteraient en 2021. Le gouvernement japonais a débloqué des crédits pour que les hôteliers réduisent de moitié le prix de leurs chambres, privés qu’ils étaient de 40 millions de visiteurs par le report des Jeux olympiques. Les guides italiens au chômage perçoivent un secours de 600 euros par mois. La France et l’Égypte ont permis à leurs professionnels en détresse de reporter le paiement de leurs cotisations sociales. Nombre de gouvernements ont mis la main à la poche pour en tirer des milliards d’euros ou de dollars, afin d’éviter que leurs compagnies aériennes ne mettent la clé sous la porte.

1 200 milliards de dollars de pertes

Partout, on a tâtonné pour trouver le bon prix. Fallait-il le baisser pour attirer le client ou l’augmenter pour compenser le terrible manque à gagner ? Les prix des véhicules de location n’ont guère baissé en août sur l’île grecque de Santorin, mais, début juillet, l’entrée du palais du Belvédère à Vienne (Autriche) coûtait quatre fois moins cher qu’avant.

Dans ce sauve-qui-peut, une planche de salut s’est imposée : la destination domestique. Puisque l’on avait peur, que les frontières tardaient à s’ouvrir franchement et les vols à repartir au loin, on a fait sien le poème de Joachim du Bellay : 

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison, 
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, 
Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ? (etc.) »

Cap sur chez moi. Les 200 millions de Chinois privés de long-courriers sont restés au pays, au point que l’île de Hainan n’a jamais vu autant de monde. On se bousculait sur les sentiers du parc de la Vanoise, dans les Alpes. Et le musée de Lascaux affichait complet en août. Témoignage d’Eudes Girard, géographe et coauteur avec Thomas Daum du livre Du voyage rêvé au tourisme de masse : « À Yvoire (Haute-Savoie), l’un des plus beaux villages de France, nous étions masqués, mais les uns sur les autres, tant il y avait du monde. » Les Portugais ont appliqué avec succès le slogan « Vá para fora cá dentro » (grosso modo : « dépaysez-vous sans changer de pays »). Partout, les nationaux se sont substitués aux étrangers. La recette n’était pas équivalente, mais elle apportait une bouffée d’oxygène aux professionnels.

En ce début d’automne, on peut tenter une esquisse en pointillé du champ de ruines touristique mondial. D’abord en termes macroéconomiques. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) avait élaboré en juillet trois scénarios. Le « modéré » tablait sur 4 mois d’arrêt et 1 200 milliards de dollars de pertes. L’« intermédiaire », sur 8 mois d’arrêt et 2 200 milliards. Le « dramatique » sur 12 mois d’arrêt et 3 300 milliards. Avec les reconfinements décrétés par peur d’une deuxième vague et les articles catastrophistes des médias, la reprise de l’été semble avoir piqué du nez et les statistiques sont très brouillées à ce jour, ce qui signifie que les choses ne vont pas dans le bon sens. À la Barbade, Mahmood Patel, déjà cité, a rembauché seulement 6 des 20 salariés qu’il avait dû licencier…

100 millions d’emplois menacés

« On a beaucoup sous-estimé l’importance du tourisme et son impact sur le reste de l’économie, commente Claudia Roehtlisberger, experte de l’économie touristique à la Cnuced. Il pèse 10 % du produit intérieur mondial et assure un emploi sur dix dans le monde. Les prévisions de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) et de la Cnuced concordent pour faire craindre, en 2020, un recul de 78 % des arrivées internationales et une perte de recettes de 1 200 milliards de dollars. Cent millions d’emplois sont menacés. En effet, il n’y a pas que le regain des contaminations qui affectera les voyages, mais aussi la montée du chômage mondial qui impactera le revenu disponible. »

Quelles seront les grandes victimes de cette saignée ? « Les petits États insulaires qui vivent beaucoup du tourisme, répond-elle. En Afrique, ceux qui souffriront le plus sont les Seychelles, Maurice et le Cap-Vert. Au niveau social, les plus touchés seront les femmes, les jeunes, les migrants et les précaires qui constituent une forte proportion de la main-d’œuvre touristique et qui perdent les premiers leur emploi. » 

Dans la liste des secteurs « grands brûlés », on peut notamment placer le transport aérien, l’hôtellerie de luxe, les compagnies maritimes, les autocaristes, les bureaux de change, les organisateurs d’événements, les grandes villes touristiques, les voyagistes internationaux. Tirent plus ou moins bien leur épingle du jeu – mais ne pèsent pas lourd dans la balance des recettes – le camping, le camping-car, les sociétés d’autoroutes, les loueurs de voitures et de vélos, le littoral, les espaces naturels, les « pays » peu en vogue jusque-là.

À quoi ressemblera le tourisme « d’après » ? Suivra-t-on ceux qui veulent la mort du tourisme de masse tellement capitaliste, laid et destructeur ? Les écolos suédois qui prônent la « flygskam » (« la honte de prendre l’avion ») feront-ils des émules ? Venise, Athènes et Barcelone installeront-elles des quotas de visiteurs ? L’usage intensif du numérique sera-t-il le gage d’un tourisme plus durable ? Bien malin qui peut répondre sans trembler.

Eudes Girard ne fait pas partie des prophètes de malheur. « Aucune des crises économiques ou géostratégiques n’a eu d’effets durables sur le tourisme, explique-t-il. Elles ont provoqué simplement des paliers dans la progression des flux. Par exemple, les attentats de 2015 n’ont pas remis en cause le premier rang mondial de la France pour le nombre de touristes étrangers accueillis. Certes, il est vraisemblable que la demande de proximité et d’écologie, qui existait déjà, se renforcera à court terme. Les autorités et les professionnels réfléchissent depuis longtemps aux parades à la surfréquentation des sites. Mais les habitudes reviennent en force et les rêves de voyages sont liés au marketing touristique, qui est très efficace. Avec le réchauffement climatique, on ira chercher plus de fraîcheur en montagne. Et, pour défendre la biodiversité, on partira la célébrer dans l’un de ses paradis, le Costa Rica ! »

S’il est quelqu’un qui croit à des changements de comportement, c’est bien Philippe Gloaguen, le fondateur des Guides du Routard. La chute de 52 % de son chiffre d’affaires prévisible en 2020 est un électrochoc dont il tire des enseignements roboratifs. « Je constate une vraie prise de conscience de l’impératif écologique qui était plutôt le fait des plus jeunes, affirme-t-il. L’avion est condamné sur les courtes distances, si l’on veut laisser à nos enfants une planète aussi belle que celle que nous avions héritée. Les séjours courts sont dépassés : les week-ends de deux jours à Florence passeront à cinq jours. Les bateaux de croisière, qui n’ont pas bien géré l’épidémie à leur bord, souffriront. Le voyage sur mesure en voiture progressera plus vite que le voyage organisé. J’avoue que je ne sais pas ce que deviendront les voyages long-courriers, bien que je pense qu’on ira toujours à Bali. »

Cela implique-t-il un changement de stratégie éditoriale ? Pour l’instant, les perspectives sont trop incertaines pour virer de bord, mais Philippe Gloaguen a la chance – ou le flair – d’avoir misé sur « la formidable diversité de la France ». Il sort deux « beaux livres » sur les merveilles de l’Hexagone, dont l’un avec Stéphane Bern. La guerre du Golfe, qui avait tari en 1991 les ventes de ses guides vers l’étranger, l’avait poussé peu à peu à publier en partenariat avec les régions françaises des ouvrages sur quelques-uns des 360 « terroirs » répertoriés. « Je vais les monter en puissance », annonce-t-il.

Du Bellay aura donc raison au moins un temps, tant il est vrai que, virus et baisses de revenus aidant, « plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux / Que des palais romains le front audacieux ».


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