Leïla Menchari : on l’appelait « la reine mage »

© Frédérique Jouval pour Jeune Afrique

Leïla Menchari a été emportée par le Covid-19 le 4 avril à l’âge de 93 ans. Pour la décoratrice en chef de la maison Hermès, une vitrine était une scène de théâtre. Il est prévu qu’elle repose auprès de Jean et Violet Henson, dans le jardin de leur maison d’Hammamet.
Par Frédéric Mitterrand
(article paru dans La Revue n°89, juin-juillet-août 2020)

La mort de Leïla Menchari paraphe cruellement la fin d’une époque où la Tunisie indépendante inventa un nouveau modèle culturel original, à mi-chemin du modernisme occidental et de la civilisation arabo-musulmane. On le doit surtout à l’action politique de Habib Bourguiba, mais il n’aurait pu se réaliser sans l’adhésion des différentes composantes de la société tunisienne. Il y eut des crises, des tâtonnements, des résistances, des conflits. Mais le mouvement pour la construction de ce modèle s’avéra le plus puissant, porté par la volonté des élites, la confiance de la majorité et un élan général d’optimisme.

Replacer la vie et la carrière de Leïla Menchari au centre de cette révolution parmi les militants, les acteurs économiques et les intellectuels est légitime. Certes, elle exerça son talent exceptionnel et sa formidable discipline professionnelle dans le domaine d’une industrie de luxe qui pourrait paraître futile à certains, et dans le cadre d’une entreprise française à vocation internationale apparemment éloignée du patrimoine tunisien. Mais ce serait une grande erreur de s’en tenir à de telles approximations. Bourguiba lui-même ne manqua pas de balayer ces objections et de lui rendre pleinement justice. En retour, une photo de Bourguiba, chaleureusement dédicacée, ornait le bureau de Leïla Menchari, à Hamma- met comme à Paris. Il voyait précisément en Leïla Menchari un modèle de la femme tunisienne qu’il avait libérée des carcans d’un rigorisme archaïque. Il saluait ainsi l’éclat de sa carrière comme un symbole de la réussite de sa propre action en faveur de l’égalité des sexes.

NÉE SOUS UNE DOUBLE ÉTOILE

Née dans un milieu tunisois lettré, fille d’une militante intrépide qui sillonnait dévoilée la Tunisie de l’entre-deux-guerres, petite-fille du dernier sultan de Touggourt et championne universitaire de natation, Leïla Menchari sut dès l’adolescence qu’elle deviendrait une artiste, sans définir encore exactement où l’en- traînerait sa vocation entre ses dons pour la calligraphie, le dessin, la peinture et le design. Elle eut la double chance d’être fermement soutenue par sa mère et de devenir la confidente très aimée d’un couple d’esthètes anglo-américains, Jean et Violet Henson, qui avaient édifié à Hammamet une extraordinaire maison entourée d’un jardin luxuriant en forme d’oasis, au bord de la mer.

Il faut se remémorer que le début de cette aventure se situe dans l’après-guerre, lorsque la Tunisie, appauvrie et désolée, se remettait à grand-peine des blessures imposées par le conflit mondial et qu’elle était maintenue sous le régime paralysant du protectorat français. Rares étaient les adolescentes que leurs familles laissaient libres d’étudier des disciplines artistiques et de vouloir maîtriser leur propre destin. Rares étaient les étrangers qui entendaient vivre en Tunisie pour mettre en valeur le patrimoine, se livrer à des travaux littéraires, vivre au contact même du peuple tunisien sans exploiter qui que ce soit.

Au sein de sa famille, Leïla Menchari héritait d’un patrimoine culturel vivifié par l’intelligence et la curiosité d’esprit de ses parents.

MANNEQUIN CHEZ GUY LAROCHE

Avec le couple Henson, elle découvrit le petit groupe d’étrangers qui s’étaient installés à Hammamet dans un chapelet de villas admirablement construites et qui demeurent encore le vivant témoignage d’un chapitre remarquable de l’histoire de l’architecture. Villa du roumain Georges Sébastian (devenu le centre culturel d’Hammamet), villa de la grande couturière Elsa Schiaparelli, villa du photographe renommé Horst P. Horst, pour ne citer que les plus célèbres au niveau international. On peut imaginer l’intérêt intellectuel de ce genre de rencontres dans des lieux aussi beaux pour la toute jeune Leïla Menchari. D’autant plus que ce milieu se ramifiait un peu partout en Occident et attirait des visiteurs prestigieux qui n’hésitaient pas à accomplir jusqu’à Hammamet ce qui était encore un long voyage : Greta Garbo, Luchino Visconti, Georges Bernanos, Philippe Soupault et tant d’autres.

Azzedine Alaïa et Leila Menchari, en 1956.

Il existe une photo très émouvante, prise au milieu des années 1950, d’un petit bonhomme et d’une jeune fille, tunisiens l’un et l’autre, qui remontent ensemble les Champs-Élysées. Ils sont totalement inconnus. Lui garde les enfants d’une dame chic pour survivre et il lui dessine des robes qu’il coud de ses mains. Stupéfaite par la qualité de son travail, elle en parle déjà à ses amies. Elle achève ses études aux Beaux-Arts sans savoir qu’on lui refusera le diplôme – qu’elle méritait amplement – parce qu’elle est tunisienne. Une injustice qu’elle n’oubliera jamais et dont elle se console sur le moment en étant mannequin chez Guy Laroche. Azzedine Alaïa et Leïla Menchari sont à l’aube de leurs destins. Amis pour la vie, à la conquête du monde, sans renier leurs origines. Mesure-t-on vraiment aujourd’hui tout ce qu’ils auront apporté en termes de prestige et de réputation internationale à leur cher pays natal ?

Leur ascension est parallèle. La réputation de génie de la couture d’Azzedine s’impose sur la scène de la mode, pourtant encombrée de créateurs d’une qualité exceptionnelle tels que Pierre Cardin et Yves Saint Laurent. Prenant exemple sur son maître Cristóbal Balenciaga, Azzedine s’affranchit des règles de la profession en présentant ses collections hors du calendrier habituel et en restant maître de ses financements. La presse et les acheteurs étrangers, une clientèle extrêmement prestigieuse, reviennent spécialement des États-Unis ou du Japon pour suivre ses défilés.

ENTRE FACTORY ET SOUK DE TUNIS

Ayant investi une usine en plein Paris, il y vit, cuisine et travaille en permanence sur fond de grande musique arabe et de classiques européens, dans une atmosphère familiale, avec son équipe, ses ouvrières qui lui vouent une admiration fiévreuse. Cela tient de la Factory new-yorkaise d’Andy Warhol et du souk de Tunis. Azzedine Alaïa aura littéralement révolutionné l’art de la mode, suscitant hommages, récompenses et expositions patrimoniales dans les plus grands musées. Accessoirement, il a aussi fait fortune.

Leïla Menchari n’est pas en reste. Ayant convaincu par ses dessins Annie Beaumel, la directrice de la création de la maison Hermès, elle y impose le concept américain de la mise en scène des vitrines, en le personnalisant subtilement. Elle a compris qu’une vitrine est une scène de théâtre, un spectacle à soi tout seul qui attire la clientèle. Saison après saison, elle y développe un récit en forme de conte fantastique qui fascine l’univers sophistiqué et pour- tant facilement blasé des magazines de mode.

Son imagination et ses inspirations sont sans limites et d’un goût exquis. Leïla Menchari puise dans la culture orientale et la littérature européenne, qu’elle maîtrise complètement. Cependant, la Tunisie n’est jamais loin. Et Leïla Menchari recourt souvent à la complicité de son ami l’homme politique Ahmed Smaoui et des artisans tunisiens pour concevoir ses décors. En même temps, la montée en puissance de la société Hermès, qui ouvre des succursales dans le monde entier sous l’impulsion de Jean-Louis Dumas – un capitaine d’industrie, citoyen du monde, humaniste et cultivé – , impose son art des vitrines dans chacune des nouvelles implantations de Hermès. Leïla Menchari devient la directrice artistique tutélaire de Hermès dans les collections d’articles en cuir et les fameux foulards. Ils suscitent un engouement extraordinaire.

Hermès à tire-d’aile. Les mondes de Leïla Menchari, exposition au Grand Palais. à Paris, en 2017.

LA PERLE CACHÉE D’HAMMAMET

La publication de livres d’art illustrés, une émission d’hommage à la télévision réalisée par Jeanne Moreau et Josée Dayan, une exposition au Grand Palais, à Paris, dresseront ainsi le fabuleux inventaire de l’œuvre de Leïla Menchari. Décorée par la France et la Tunisie, célébrée par les médias, surnommée « la reine mage » (surnom créé par Michel Tournier) dans le milieu des créateurs de mode, Leïla Menchari préserve sa vie privée : on ne lui connaît qu’une longue amitié amoureuse et platonique avec l’acteur et chanteur Jean-Claude Pascal. Elle protège aussi jalousement sa liberté en se retirant chaque année durant plusieurs semaines dans sa maison d’Hammamet que lui ont léguée Jean et Violet Henson. Elle y travaille à la conception de ses futures vitrines et de ses carrés de soie. Elle y reçoit régulièrement ses amis de cœur : Jean-Louis Dumas et son épouse l’architecte Rena Dumas, Jean Daniel (le patron du Nouvel Observateur), l’écrivain Michel Tournier, la modèle Bettina, l’impératrice Farah Diba ou la princesse héritière de Roumanie ; mais aussi le militant progressiste Noureddine Ben Khedher, qui paya son engagement de longues années de prison, ainsi que son épouse Aïcha Ben Abed, autorité mondiale reconnue sur les mosaïques de l’Afrique romaine. La maison et son jardin sont une œuvre d’art préservée de la curiosité du public ; y sont exposés des travaux de Jean Cocteau, Diego Giacometti, Rachid Koraïchi, au milieu d’antiquités magnifiques, inventoriées par l’administration tunisienne du patrimoine, avec des créations contemporaines des meilleurs artistes et artisans tunisiens. Toujours cette idée de la rencontre féconde des cultures, consacrée à un art de vivre où les bains dans la noria qui alimente en eau le jardin et la cuisine tunisienne la plus raffinée ravissent des invités triés sur le volet. Nombre de reportages et de livres signés par les meilleurs auteurs célèbrent aujourd’hui cette maison et son hôtesse. Il faut espérer qu’un tel patrimoine sera préservé. On notera à l’attention des amateurs de fantasmes littéraires que l’atmosphère de la maison, de son jardin et de Hammamet dans les années 1950 ont sans doute inspiré la nouvelle Soudain l’été dernier, de Tennessee Williams, adaptée au cinéma dans un film avec Elizabeth Taylor.

Azzedine Alaïa est parti en éclaireur en 2017. Leïla Menchari vient de le rejoindre. Puissent les jeunes générations d’artistes et de créateurs tunisiens les garder en mémoire et s’inspirer de leur exemple.

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