Déjeuner avec : Alicher Ousmanov, l’antioligarque

Milliardaire atypique, ce Russe d’origine ouzbèke est l’un des grands noms du monde des affaires. Il pèse plus de 16 milliards de dollars. Gagnés comment ?
Par Henry Foy

Ce déjeuner avec Alicher Ousmanov a bien failli être le plus court de toute l’histoire de cette rubrique. Lorsque nous nous retrouvons dans le lobby du Seehotel Überfahrt, un luxueux établissement des Alpes bavaroises, le milliardaire de 66 ans m’indique d’entrée qu’il a passé « une journée difficile ». « Et franchement, ajoute-t-il, si vous voulez que je vous raconte toute ma vie, il nous faudra au minimum deux bouteilles de vodka. »

Le rendez-vous s’annonce compliqué. M. Ousmanov a beau être propriétaire de l’un des plus grands quotidiens russes – Kommersant, qu’il a racheté en 2006 –, il est connu pour fuir les sollicitations médiatiques et ne pas aimer qu’on parle de lui dans les journaux. À Londres, il a la réputation d’employer une équipe d’avocats particulièrement agressifs, chargés de contre-attaquer à chaque fois qu’un article qui lui est consacré ne lui plaît pas. 

M. Ousmanov est l’un des grands noms du monde des affaires russe. Son groupe pèse 16,5 milliards de dollars et est actif dans la métallurgie, les télécoms et Internet. 

Il est également connu pour avoir été l’un des gros actionnaires de Facebook, est l’un des principaux partenaires d’Alibaba en Russie, a possédé jusqu’en 2018 des parts dans le club d’Arsenal. 

Tout cela fait déjà de lui un personnage singulier, la plupart des oligarques russes ayant bâti leur fortune sur des activités liées à l’extraction des richesses contenues dans le sous-sol du pays.

« Justement, me corrige-t-il en prenant place dans la salle de restaurant (une réplique des tavernes bavaroises traditionnelles, avec murs recouverts de bois et serveuses en costume régional), je n’ai rien à voir avec ce que vous appelez les oligarques. Tout ce que je possède, je l’ai acheté sur le marché, pas pendant la vague des soi-disant privatisations. On ne m’a fait cadeau de rien. » J’approuve d’un hochement de tête en consultant le menu, mais il s’avère que mon hôte a déjà appelé pour composer le repas. Nous attaquons avec des saucisses et de la bière locale, qu’il semble fort apprécier.

SIX ANS DE PRISON

Alicher Ousmanov est né à Chust, une petite ville d’Ouzbékistan, en 1953. Sa famille avait suffisamment de relations pour qu’il aille faire ses études à Moscou, où il a
fréquenté le prestigieux Institut des relations internationales, qui formait alors les futurs diplomates et hommes d’État de l’Union soviétique. Sa voie semblait toute tracée, mais tout déraille quatre ans après son retour en Ouzbékistan. Le jeune homme, alors âgé de 26 ans, est accusé de « vol de propriété socialiste » et condamné à huit ans d’emprisonnement. Il restera enfermé six ans et sa condamnation sera annulée, tardivement, en 2000. « Cela m’a définitivement barré la route d’une carrière dans la diplomatie », résume-t-il, peu désireux de s’étendre sur cette expérience. Il souligne tout de même que lorsqu’il a été libéré, en 1986, les réformes de Mikhaïl Gorbatchev commençaient à produire leurs effets : « C’était un pays totalement différent. Il commençait à être possible de gagner de l’argent légalement. »

Nous sommes interrompus par une serveuse qui dépose sur la table plusieurs spécialités bavaroises : canard, côtes de porc, poisson d’eau douce… ainsi que la bouteille de vodka évoquée au début de notre entretien. Mon hôte porte un toast « à l’amitié » et je réoriente la conversation vers cette période où, dit-il, on pouvait « faire de l’argent ».
« À l’époque, le manuel qui m’a permis de comprendre le business occidental, c’était le Financial Times, se souvient-il. J’ai découvert un monde entièrement nouveau. » Rapidement, il se rapproche de la direction du géant énergétique Gazprom, qu’il fait profiter de sa nouvelle expertise : « C’était en 1994 : aucun de ces fameux oligarques n’avait la moindre idée de ce qu’était une action. Et, à l’inverse, ils avaient l’impression que je connaissais parfaitement les arcanes des marchés boursiers. Cela a irrité beaucoup de gens au sein de la direction financière de Gazprom. »

BESOIN D’ACIER

En 2000, Alicher Ousmanov est propulsé à la tête de la branche chargée des investissements financiers du groupe. Sa première décision est alors d’acheter des entreprises sidérurgiques, secteur dans lequel il avait lui-même déjà investi une partie de son argent. Le conflit d’intérêts n’est pas loin, mais aujourd’hui encore il assume l’opération : « Je pensais alors, et je le pense encore, que la principale ressource dont Gazprom avait besoin et qu’elle ne produisait pas, c’était l’acier. Pour construire ses pipelines. » Et naturellement, lorsque, quelques années plus tard, le groupe décide de se séparer de cette activité trop éloignée de son cœur de métier, Ousmanov est en première ligne pour la racheter. Je résume l’opération pour être sûr que nous nous comprenons bien : il a donc racheté à Gazprom des activités que cette firme avait achetées auparavant sur sa recommandation. « Oui, oui, oui, oui », confirme-t-il.

MESURES COERCITIVES

Cette confusion entre son capital personnel et celui de ses employeurs n’est pas unique dans la carrière de mon hôte, et j’en profite pour lui demander si le fait que certains sénateurs américains ont appelé à lui appliquer des sanctions financières l’inquiète. Pas le moins du monde, m’assure-t-il, il a connu bien pire dans sa vie. Et pour faire dévier la conversation, il remplit à nouveau nos verres de vodka et porte un nouveau toast « au sport, aux amis et à la beauté des femmes ». J’en profite pour l’interroger sur ses amitiés : il est connu pour fréquenter plusieurs chefs d’État, mais quelles sont ses relations avec le président russe Vladimir Poutine ? « Écoutez, c’est le dirigeant de mon pays, je le respecte, je pense que c’est le meilleur des dirigeants actuellement en poste sur la planète. Mais je n’ai jamais accompli aucune de ces fameuses “missions spéciales” qu’il confie parfois. » Une façon pour Alicher Ousmanov de souligner qu’il ne travaille pas pour le Kremlin.

Cette dernière déclaration vise clairement à prendre ses distances avec le pouvoir russe afin d’éviter les sanctions occidentales que mon hôte, il y a quelques minutes, me disait ne pas craindre. En 2014, déjà, il a revendu une fraction de ses parts dans la holding qui gère son groupe, USM, afin de passer sous la barre des 50 % et de ne pas se trouver dans le collimateur de Washington suite à l’annexion de la Crimée.

Poursuivant sur le sujet, il m’explique que lorsque les États-Unis « appliquent au monde des affaires des mesures coercitives liées à des problèmes politiques ou militaires, ils provoquent de gros dégâts. Parfois, ils vont si loin que cela peut être vu comme une déclaration de guerre, et alors que fait-on ? ». Une pause, puis il reprend : « La Russie est un grand pays. Par certains aspects, c’est une superpuissance et elle se battra pour conserver son rang. Plus vite nos partenaires le comprendront, plus il sera facile de trouver des accords. Je suis sûr que des millions de gens dans ce pays pensent comme moi. »

SUJET SENSIBLE

Changeant de sujet, j’oriente la conver-sation sur les investissements de mon hôte dans les entreprises technologiques de la Silicon Valley, Facebook en tête. Un sujet sensible pour lui, je ne l’ignore pas. « J’ai su dès le début que cette société allait changer la face du monde », m’explique-t-il, avant de détailler ses prises de partici-pation : il a d’abord investi personnellement « 460 millions de dollars, puis encore 420 millions par l’intermédiaire de l’un de [ses]  partenaires ». M. Ousmanov doit penser que cette clairvoyance m’étonne, puisqu’il poursuit avec rudesse : « Vous êtes un journaliste britannique, vous représentez un média de haut niveau. Mais vous ne pouvez pas croire que quelqu’un qui vient de Tachkent1 puisse identifier ce genre d’opportunités ? » Pendant un moment, il a contrôlé jusqu’à 8 % du capital de Facebook, et assure que son investissement lui a rapporté « cinq fois la mise de départ ».

NOUVEL AMOUR

Cette dernière remarque semble lui ramener le sourire et il porte un troisième toast « à la liberté de choix ». Quant à moi, j’essaie d’attirer l’attention de la serveuse pour lui demander de l’eau. Et puisque nous en sommes à évoquer ses aventures dans les pays anglo-saxons, je l’interroge sur la situation de Roman Abramovich, milliardaire comme lui et propriétaire du club de Chelsea, dont les autorités britanniques ont refusé de renouveler le visa en 2018. Ousmanov parle d’Abramovich comme d’un « très bon ami », aussi je lui demande si la raison pour laquelle notre déjeuner a lieu en Allemagne tient au fait qu’il se sent moins bien accueilli au Royaume-Uni. Ou à sa décision, en 2018, de revendre ses parts dans le club Arsenal après avoir échoué à en prendre le contrôle.

« Pourquoi voulez-vous parler de choses désagréables ? soupire-t-il. Quel est le problème ? » Je poursuis néanmoins en demandant si les rumeurs qui lui prêtent l’intention de prendre des parts dans un autre club de football britannique, Everton, sont fondées. « Le meilleur remède à un chagrin d’amour, me répond-il en riant, c’est un nouvel amour. J’aime Arsenal, mais j’ai échoué. Alors que puis-je faire ? Je crois en tout cas qu’Arsenal a raté quelque chose lorsque je suis parti. » Une semaine après notre rencontre, Ousmanov créait l’événement en faisant venir à Everton le célèbre entraîneur du Real Madrid, Carlo Ancelotti.

Mon hôte lève une nouvelle fois son verre « au sport » puis, à mon grand soulagement, commande du thé. J’ai survécu ! La table est recouverte de plats à moitié dévorés et de vaisselle sale. Tandis que je demande l’addition, j’interroge Alicher Ousmanov : a-t-il apprécié notre conversation ? « Non, pas vraiment, répond-il. Mais c’est bien que nous ayons pu boire de la vodka tous les deux… Sans vodka, de quoi deux hommes pourraient-ils bien parler ? » 

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