Algérie : Bouteflika inconnu

Abdelaziz Bouteflika, le 11 mars 2013. © Getty Images

La biographie non autorisée que lui consacre le journaliste Farid Alilat lève le voile sur de nombreux aspects obscurs de la personnalité – bien plus complexe que l’on supposait – de l’ancien président algérien. Avec, au passage, de nombreuses révélations.
Par Renaud de Rochebrune
(article paru dans La Revue n°88, mars-avril 2020)

Le régime algérien a toujours été, depuis l’indépendance, on ne peut plus opaque, très difficile à déchiffrer au-delà d’apparences plus ou moins trompeuses. Ce qui vaut pour le régime vaut encore plus pour ceux qui l’ont dirigé, et particulièrement pour le très secret Boumédiène et, après sa mort, tous les généraux qui ont sinon gouverné, du moins tenu le pays « derrière le rideau ». Grâce au livre passionnant de Farid Alilat, Bouteflika. L’histoire secrète, on apprend à quel point il en a été de même avec Bouteflika, qu’on croyait à tort assez bien connaître puisqu’il fut longtemps un personnage public ayant le verbe facile. Les révélations contenues dans cet ouvrage, non seulement sur son « héros », mais aussi sur les arcanes du pouvoir en Algérie depuis le temps de la guerre d’indépendance, sont innombrables. Mais les plus frappantes et les plus éclairantes, peut-être, pour comprendre le parcours de l’ex-président, des débuts à l’heure de la déchéance, concernent le passé le plus lointain. Et nous allons donc nous y attarder. 

On sait que Bouteflika est né hors d’Algérie, à Oujda, au Maroc. On sait moins, car il fut plus que discret à ce sujet, dans quelles circonstances se sont passées ses jeunes années. Son père, Ahmed, est poussé par la misère à fuir dès les années 1920 la région de Tlemcen pour le Maroc. Là, après avoir exercé tous les métiers, il n’échappe à sa condition précaire qu’en croisant par chance la route d’un homme providentiel, Hadj Mohamed Houti Boucif, un notable aisé ami du maréchal Juin qui a ses entrées aussi bien dans le Makhzen marocain que chez les autorités du protectorat français. Il devient rapidement son homme à tout faire. Bien introduit grâce à ses activités dans l’importante communauté algérienne de la ville, Ahmed est vite affublé du sobriquet de « Lakhbardji », « le mouchard », car on considère qu’il est devenu un indicateur des autorités, qui le décorent d’ailleurs pour services rendus. Il aura deux filles de sa première épouse et, de la seconde, Mansouriah Ghezlaoui, trois garçons, dont l’aîné est Abdelaziz, le futur président, qui naît en 1937. Une belle femme au fort caractère qui, alors que le père est souvent absent et peu démonstratif, établit une relation fusionnelle avec son fils, dont le seul véritable ami n’est autre que le fils d’Hadj Boucif du même âge, Mustapha Berri. Timide, réservé, chétif, Abdelaziz est le souffre-douleur de ses camarades de jeu ou de l’école, qui raillent cet enfant toujours dans les jupes de sa mère et le traitent de surcroît de « Wlid El Biyâ », autrement dit de « fils de l’indicateur ». 

SEPT MOIS POUR REJOINDRE L’ALN

Une humiliation que ne compense pas la réussite très honorable dans les études d’un lycéen qui maîtrise aussi bien l’arabe que le français et n’abandonnera son cursus prometteur que peu avant le bac. Et que ne compensera pas plus le parcours du jeune homme pendant les premiers temps de la guerre d’indépendance. Car alors qu’Oujda est devenu rapidement une base d’entraînement de jeunes recrues pour le Front de libération nationale (FLN) et l’Armée de libération nationale (ALN) après le déclenchement des hostilités, Abdelaziz n’est certes pas un pionnier parmi ceux qui veulent combattre le colonisateur. Quand, le 19 mai 1956, un appel est lancé pour que les lycéens et les étudiants rejoignent immédiatement le combat, il ignore ce mot d’ordre et postule même à un poste d’auxiliaire de police à Oujda, qu’il n’obtiendra pas malgré de forts soutiens à cause de sa trop petite taille. Il ne sera donc pas gendarme ou policier au service du Maroc au grand dépit de son père qui voulait sans doute l’empêcher ainsi de rejoindre l’ALN. Ce n’est que sept mois après l’appel du FLN, en novembre 1956, qu’il se décidera, en compagnie de Mustapha Berri, à rejoindre les indépendantistes. Qui s’opposent d’abord au recrutement de ces deux jeunes qui sont les enfants d’individus réputés être des « collabos » notoires liés à l’administration coloniale – lesquels seront de fait bientôt tous deux tués de façon mystérieuse. Le veto du commissaire politique de l’ALN, Abdelkrim Zaoui, ne sera levé début 1957 que grâce à l’intervention de Mustapha Bouabdellah, un riche propriétaire terrien favorable au combat des Algériens qui connaît l’un des fondateurs du FLN, le chef de la wilaya V qui couvre l’ouest de l’Algérie, mais a son poste de commandement (PC) au Maroc, Abdelhafid Boussouf. Il le convainc de faire céder Zaoui, affirmant que « les enfants ne doivent pas payer pour leurs parents ». 

12 octobre 1965  : le jeune ministre algérien des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika arrive à l’Élysée avec un message du président algérien Houari Boumédiène pour le président français, Charles de Gaulle.
© Getty Images

AUSSI IMMODESTE QU’AMBITIEUX

Comme on le voit, les premiers pas de Bouteflika dans la vie, et surtout au sein de la mouvance indépendantiste, ne sont pas glorieux. Il en gardera rancune envers Zaoui et même Bouabdellah – dans ce cas à travers son fils – en s’efforçant de les humilier beaucoup plus tard, quand il sera devenu président. Mais le jeune homme est déjà aussi immodeste qu’ambitieux : il choisit dans la clandestinité le pseudonyme d’Abdelkader. Il l’explique ainsi : « Je ressemble à l’émir. J’ai les yeux bleus comme lui. J’ai la même taille que lui et j’ai son intelligence. » Il ne lésinera pas sur les moyens pour séduire sa hiérarchie. Recruté grâce à son éducation comme « contrôleur », chargé notamment d’inspecter la situation – moral des troupes, besoins à satisfaire, etc. – dans les zones de combat de la wilaya V, l’envoyé du Maroc n’est pas accueilli comme il le voudrait par les rudes combattants de l’intérieur de l’Algérie, notamment les capitaines Stambouli et Boucif. Il ne l’oubliera pas dans le cas du premier : en 2006, en visite officielle à Mascara, il fera débaptiser une université qui devait porter le nom de ce maquisard. Quant au second, un des premiers héros de la Révolution pour avoir convoyé de l’Égypte au Maroc par voie de mer plusieurs tonnes d’armes, accablé par un rapport à charge du contrôleur quant à ses agissements envers les femmes sous ses ordres, il sera de ce fait condamné à mort par un tribunal dirigé par l’adjoint de Boussouf, un certain Boumédiène : « La seule action d’éclat que tu as faite au maquis est d’avoir fait exécuter un héros national », lui reprochera un jour une de ses connaissances.

Son ascension au sein de l’ALN ne commencera pas aux côtés de Boussouf, qui reste méfiant envers le « fils du mouchard », mais sous l’aile de l’austère Boumédiène, dont il devient le secrétaire dans son PC d’Oujda. Lequel se prend d’affection pour ce jeune charmeur et volubile ainsi que pour sa mère, à laquelle il rend très régulièrement visite. Bouteflika a désormais trouvé plus qu’un mentor, auprès duquel il va faire l’essentiel de sa carrière, un véritable père de substitution – à tel point d’ailleurs que plus jamais Abdelaziz ne parlera d’Ahmed. Un père qui, très vite, est amené à lui pardonner son comportement pour le moins désinvolte. Un exemple : parti du Maroc pour retrouver Boumédiène devenu chef d’état-major de l’armée des frontières au début de 1960 à Ghardimaou, en Tunisie, il reste introuvable plusieurs semaines, faisant la fête et passant des soirées en galante compagnie dans des capitales européennes avant de rejoindre son affectation ! Il sera toujours coutumier de ces disparitions extraprofessionnelles. Sa principale participation au combat pendant le reste de la guerre, d’après l’histoire officielle, est une mission, en compagnie d’officiers de l’ALN qui devaient prouver qu’ils méritaient leur réhabilitation après leur condamnation pour rébellion, pour créer un nouveau front de guerre au sud du territoire algérien, ce qui lui vaudra pour toujours le surnom d’« Abdelkader El Mali ». Mais, explique Farid Alilat, il profitera de cet exil provisoire au Mali en 1959 davantage pour mener la belle vie, notamment en voyageant à l’occasion jusqu’à Tanger, que pour mener la moindre entreprise d’ordre militaire. Son seul réel fait d’armes se passera plutôt sur le terrain diplomatique quand, à l’été 1961, il sera de fait, à la suite d’une mission secrète en France, à l’origine de l’alliance entre les « politiques » (les chefs « historiques » de l’insurrection prisonniers en métropole au château d’Aulnoy, et en particulier Ben Bella) et les « militaires » (autrement dit, Boumédiène et ceux qui le suivent). Une alliance – réalisée avec l’assentiment au moins tacite des autorités françaises, au courant de cette opération moins secrète que prévu, comme le pense l’auteur ? – qui donnera naissance après l’indépendance au régime politico-militaire qui gouvernera l’Algérie jusqu’à ce jour et fera de Bouteflika un quasi inamovible ministre des Affaires étrangères sous le règne de Boumédiène puis un président qui se rêvera au pouvoir à vie. 

Avril 2019 : des manifestants réclamant une refonte du système politique après que Abdelaziz Bouteflika a démissionné sous la pression de l’armée.
© Getty Images

BEAU PARLEUR

Cette biographie on ne peut plus « non autorisée » de Bouteflika, le plus souvent à charge, on l’a deviné, nous propose le portrait d’un homme peu conventionnel : complexé mais ambitieux à l’extrême, doté d’une grande mémoire qui lui est fort utile pour exercer le pouvoir, mais sert aussi son mauvais penchant pour la rancune voire la vengeance, brillant mais plus désinvolte et « beau parleur » – l’expression est de Boumédiène – que sérieux et travailleur. Très méfiant, jusqu’à la « parano » parfois, envers ses collaborateurs, d’où le recours à son entourage familial – en particulier ce frère cadet, Saïd, qui finira par agir comme un régent quand le président, victime de deux AVC qui ne lui feront pas perdre la tête mais le handicaperont énormément, ne sera plus en mesure de régner à l’instar d’un quasi-monarque comme auparavant. Pas toujours rationnel non plus, nous dit l’auteur, qui évoque en détail son attrait, qu’il tient de sa mère, pour les recours fréquents aux services de voyantes et autres tenants de diverses croyances. Et guère scrupuleux, y compris vis-à-vis des deniers publics, comme le prouve cette affaire des comptes suisses – des comptes où il avait amassé de fortes sommes provenant des ambassades et autres consulats alors qu’il était ministre des Affaires étrangères – qui le poursuivra longtemps pendant sa « traversée du désert » au cours des années 1980 et 1990. Des qualités et des défauts qui seront ceux-là mêmes qui lui permettront de viser très tôt le pouvoir suprême – sous Boumédiène, déjà, il veut se faire nommer vice-président pour devenir le successeur « naturel » – et de refuser de le quitter en en faisant un usage si déplorable ces dernières années. 

UNE IMAGE TERNIE À JAMAIS

À tel point – l’ouvrage livre à cet égard un récit shakespearien des coulisses du pouvoir avec une armée omniprésente pendant le règne de Bouteflika – qu’il finira (bien tard, il est vrai) par être démis de cette fonction que les généraux algériens lui avaient confiée vingt ans auparavant, non sans hésitation d’ailleurs. Démis non sans mal par ces mêmes généraux qu’il pensait avoir mis au pas ou gagnés à sa cause pour toujours et qui auront cédé face à la colère populaire contre « le système » de cet Hirak (le « mouvement ») qui exigeait avant tout, manifestation après manifestation, l’éviction de ce président aphasique et condamné au fauteuil roulant. Un retrait forcé qui fera tomber tout son « clan » et qui ternira sans aucun doute à jamais son image. Même si on ne sait pas encore aujourd’hui quelle sera véritablement sa place dans l’histoire de l’Algérie. Une place, en tout cas, qui ne sera pas celle qu’il aurait voulu occuper comme sauveur de la nation après la guerre civile des années 1990, à laquelle il a réussi – moins qu’il ne le dit d’ailleurs, démontre l’ouvrage – à mettre un terme.

Bouteflika. L’histoire secrète, de Farid Alilat, 2020, Éditions du Rocher,400 pages, 22,90 euros.

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